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Elie Cohen : “Le crédit de l’Europe ne sera restauré que si la croissance dans l’équité est retrouvée”

Elie Cohen - DRDirecteur de recherches au CEVIPOF, le centre de recherches politiques de Sciences Po, Elie Cohen est également membre du Conseil d’Analyse Economique (CAE) auprès du Premier Ministre.
Ses travaux récents portent sur les mutations du capitalisme à l’heure de la mondialisation. En juin 2006, Elie Cohen a rédigé (en collaboration avec Philippe Aghion et Jean Pisani-Ferry) un rapport du CAE intitulé “Politique économique et croissance en Europe”, dans lequel il dresse un bilan de la stratégie de Lisbonne.

Vous êtes co-auteur d’un rapport du CAE dans lequel il semble que la méthode et les objectifs fixés dans le cadre de la stratégie de Lisbonne ne peuvent suffire à faire de l’Union européenne “l’économie la plus compétitive du monde d’ici 2010” . Quelles sont les principales critiques que vous formulez à l’encontre de ce programme ?

La stratégie de Lisbonne a constitué une innovation insuffisamment analysée. Ses auteurs n’ont pas voulu seulement rompre avec les discours sur la stabilité budgétaire, la désinflation, en affichant une stratégie de croissance, ils en ont livré la clé avec l’engagement dans l’économie de la connaissance. Même s’ils ont cédé à un discours convenu sur le développement durable, la solidarité, ils n’en ont pas moins insisté sur l’articulation entre politique macroéconomique et dynamique de la réforme structurelle. Enfin, sachant les difficultés de la coordination des politiques nationales et des politiques communautaires, ils inventent une pratique institutionnelle novatrice : la méthode ouverte de coordination.

Et pourtant chacun s’accorde à dire que le processus de Lisbonne à mi-parcours peut être considéré comme un échec. A quoi peut-on attribuer cet échec ? L’axe central de la stratégie de Lisbonne est de repenser les conditions de la compétitivité dans le cadre d’une économie de la connaissance, dans laquelle l’innovation joue un rôle majeur, où le capital humain et sa qualité sont décisifs pour la croissance, une économie qui a besoin d’un environnement favorable pour se développer pleinement.

A mi-parcours, la prise de conscience des retards accumulés, des failles institutionnelles et de la nécessité de mesures simples et lisibles paraît avoir progressé. L’actuel Président de la Commission semble vouloir faire de Lisbonne 2 son agenda personnel. Le nouveau programme a un double mérite. D’une part, il restreint les ambitions. La Commission entend se concentrer sur les domaines d’action qui relèvent de ses prérogatives. C’est ainsi qu’elle a lancé sa nouvelle politique industrielle, qu’elle a pris des engagements en matière de R&D et qu’elle entend améliorer la régulation communautaire pour favoriser l’attractivité du territoire européen. Concrètement un nombre plus limité d’indicateurs est retenu pour suivre la réalisation des objectifs maintenus. D’autre part, un partenariat est institué avec les Etats membres. Les réformes structurelles qui doivent composer la trame des “programmes nationaux de réformes” soumis à la Commission sont du ressort des Etats. Ainsi la Commission espère que ceux-ci vont s’approprier Lisbonne 2.

L’incantation, la renationalisation, et la communication restent malgré tout les maîtres mots. L’incantation car le constat des impasses est suivi de la réaffirmation des objectifs radieux. La renationalisation car les pays membres sont renvoyés à leurs insuffisances et à une demande de réappropriation nationale des objectifs de Lisbonne. La communication, car au mépris des analyses d’économie politique la Commission pense qu’une bonne communication devrait entraîner l’adhésion des populations.

L’économie de la connaissance est la bonne intuition et, quels que soient les indicateurs, il existait un fossé avec les Etats-Unis en début de période et il s’est creusé depuis. Dès lors on ne voit pas comment à moyens constants ou déclinants, avec une ventilation figée des dépenses communautaires, on pourrait se doter d’une stratégie de transition vers l’économie de la connaissance. L’échec de la stratégie de Lisbonne nous apprend que lorsqu’on se fixe des objectifs sans vouloir déléguer les instruments à l’UE ni se doter d’une technologie adaptée de gouvernance alors il ne reste comme outil de coordination que l’exhortation !

Vous plaidez notamment pour la création d’un espace européen de la recherche. L’Union européenne vous paraît-elle remplir ce rôle lorsqu’elle jette les bases d’un Institut Européen des Technologies ? Quelles autres initiatives pensez-vous pouvoir être prises par l’UE d’ici 2010 ?

La Commission n’a pas de réelle compétence dans le domaine de la formation et des Universités. Le Processus de Bologne est encore intergouvernemental, la Commission agit au titre de la coordination ; elle ne fait que des recommandations “consensuelles” et donc acceptables par tous. Elle mène une réflexion sur l’attractivité des universités européennes, sur leur gouvernance et leur financement. Elle ne s’attaque pas aux sujets trop conflictuels et qui restent de la compétence de chaque pays (droits d’inscription, différenciation des Universités), elle cherche à élargir le champ de ses compétences dans le domaine des Universités en facilitant les échanges et en encourageant la mobilité tant des étudiants que des enseignants. Les moyens mobilisés sont relativement modiques, mais le levier des incitations financières et symboliques est considérable.

On peut toutefois s’interroger sur l’efficacité d’un dispositif qui ne s’attaque à aucune des faiblesses identifiées des systèmes nationaux d’enseignement supérieur et qui repose sur le pari de la différenciation et de l’excellence grâce aux incitations. L’UE lance des programmes structurants (réseaux européens, Master européen, Ecoles doctorales), dégage les bonnes pratiques et développe des programmes propres où l’excellence se conjugue avec la lisibilité/spécificité de l’offre éducative, l’ouverture au privé (partenariat et financement), la compétitivité, la mobilité/ attractivité internationale. En finançant le développement de l’excellence, l’UE participe à la différenciation des Universités qu’elle met en concurrence dans ses programmes.

Mais elle rencontre aujourd’hui des résistances très fortes de la part de plusieurs grands Etats membres sur la question de la mise en place d’une Agence européenne d’évaluation de la qualité et sur la question du diplôme européen. La création sur le modèle du MIT américain d’un Institut Européen des Technologies illustre bien la démarche minimaliste de l’UE. En effet, ce n’est pas d’un IET que l’Europe a besoin mais d’au moins une quinzaine et au delà l’Europe doit poursuivre un objectif simple : mettre en place un système d’enseignement supérieur et de recherche différencié et hiérachisé. Différencié car toutes les universités ne peuvent prétendre aux moyens d’une Université de recherche. Hiérachisé car toutes les universités n’ont pas vocation à enseigner toutes les disciplines et à tous les niveaux. Le rôle de l’UE dans la constitution de l’espace européen de recherche est soit comme aujourd’hui d’inciter à l’excellence et aux meilleures pratiques avec des moyens limités soit, avec des moyens sensiblement accrus, de faire naître de nouvelles institutions d’enseignement et de recherche fondées sur l’excellence et articulant de manière indissoluble création de savoirs (recherche) transmission de savoirs (enseignement) valorisation de la connaissance (innovation).

Pensez-vous que, établissant le bilan de la stratégie de Lisbonne, l’Union européenne se tournera à l’avenir vers plus de coordination entre réformes structurelles et politiques macro-économiques, et vers plus de convergence économique et sociale ?

La première innovation introduite par la stratégie de Lisbonne est philosophique : si l’on veut dynamiser l’ensemble de l’économie européenne, la mettre sur un sentier de croissance plus élevé, il faut articuler réformes structurelles et politiques macroéconomiques tout en déployant des politiques sectorielles ciblées dans l’industrie de l’intelligence (c’est à dire l’investissement dans la recherche, l’éducation supérieure, les logiciels etc…). Le Rapport Kok réalisé à mi-parcours est un constat d’échec. La stratégie de Lisbonne a surtout souffert d’un déficit de volonté et d’incarnation dans la mesure où elle n’était portée pas personne, par aucune autorité. La méthode ouverte de coordination a failli. La stratégie de Lisbonne réalise une conciliation en mots d’objectifs partiellement contradictoires (croissance, emploi, développement durable, préservation du modèle social). C’est une stratégie sans général, sans armes et sans troupes.

Comment mettre en oeuvre des objectifs ambitieux dans des secteurs où l’UE n’a pas de compétence ? Si Lisbonne 1 a échoué et si Lisbonne 2 est de fait basé sur une ambition limitée et déléguée aux Etats, comment croire qu’elle peut constituer le fondement d’un nouveau départ ? Si l’on veut faire jouer le levier communautaire à moyens constants, alors il faut investir dans la recherche quitte à diminuer relativement les dépenses agricoles ou de cohésion comme le propose le Rapport Sapir. Si l’on ne veut renoncer à rien et financer les politiques d’avenir alors il faudra réviser à la hausse le budget communautaire.

Par ailleurs, si on constate qu’il y un échec de la stratégie de Lisbonne, on ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur la politique macroéconomique et notamment d’une réflexion sur le respect du Pacte de stabilité et de croissance. On ne peut à la fois investir dans la connaissance et les nouvelles technologies, compenser les perdants de la mondialisation, et réduire les déficits et la dette. Une voie insuffisamment explorée consisterait à contractualiser entre les Etats et l’UE une politique de réformes de la dépense publique permettant de restaurer la stabilité financière avec une politique de financement de la croissance au prix de l’acceptation provisoire de déficits transitoires plus importants. Dans des démocraties représentatives, la légitimité des politiques menées est aussi importante que l’efficacité et l’équité de ces politiques. Le crédit de l’Europe ne sera restauré que si la croissance dans l’équité est retrouvée.


Propos recueillis le 02/09/2006

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