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Elie Cohen : ” La crise actuelle montre que le chaos institutionnel européen n’a jamais été aussi grand”

Les discussions sur un plan de sortie de la crise des dettes souveraines n’ont pas abouti, une fois de plus, dimanche dernier lors du tant attendu Sommet européen. Elie Cohen, directeur de recherche au CNRS, professeur à Science-po et membre du Conseil d’analyse économique auprès du Premier ministre décrypte les enjeux d’un accord européen.

Touteleurope.eu : Les partenaires du G20 attendent toujours un accord global de l’UE pour faire face à la crise. Les grandes lignes dressées ce dimanche et normalement confirmées mercredi prochain suffiront-elles à les rassurer ?

Elie Cohen : Le mode de résolution de la crise qui a été adopté par les Européens depuis maintenant deux ans est un mode de résolution progressif, gradualiste. Jamais les Européens n’ont considéré, et en particulier les Allemands, qu’un seul train de mesures pouvait régler tous les problèmes à la base. Et ce pour une raison très simple : ils sont conscients que la crise actuelle se base sur le modèle économique, institutionnel et politique, mis en place après le traité de Maastricht, qui ne fonctionne pas.

Au lieu d’une convergence des économies européennes, on a assisté à une grande divergence entre le Nord et le Sud de l’Europe. Il y a donc un enjeu majeur de compétitivité et de modèle économique. Cela se traduit par des déséquilibres de balance courante qui n’ont cessé de se creuser entre ces deux Europe. C’est un problème de fond qu’on ne peut pas régler en un week-end.

Le deuxième problème concerne le modèle de gouvernance mis en place au niveau européen. On savait que des crises pourraient intervenir, mais on pensait que le principe “règles et sanctions” suffirait. Avec le Pacte de stabilité et de croissance, par exemple, un pays aurait dû revenir dans le droit chemin après avoir été menacé de sanctions lorsqu’il franchissait le seuil des 3 %. Mais le modèle qu’on avait imaginé pour éviter les débordements et pour obliger les différents pays à respecter leurs engagements n’a pas fonctionné.

Enfin, le troisième problème porte sur le modèle politique envisagé après le traité de Maastricht. Ce modèle aurait dû déboucher sur une union politique suite à une convergence progressive limitée aux secteurs économiques, politiques, et sociaux. On savait que l’union économique et monétaire seule ne pourrait pas fonctionner et qu’il faudrait, un jour, une intégration politique plus poussée. Cela fait partie des ratés du traité de Lisbonne : cette union politique n’a pas eu lieu.

Actuellement, la crise révèle tout. A court terme, les phénomènes de panique, d’inquiétude sur la liquidité ou sur la solvabilité nécessitent des mesures d’urgence qui permettent de calmer les marchés. Les difficultés actuelles de la Grèce montrent bien que son modèle économique ne fonctionne pas. Et ce qu’exprime la crise actuelle au niveau institutionnel, c’est que le mode de gouvernance européenne ne fonctionne pas non plus.

Plusieurs enjeux sont donc aujourd’hui sur la table : d’une part le règlement de la crise actuelle dans l’urgence, d’où les interventions de la Banque centrale européenne, le FESF, etc. Et d’autre part les réformes structurelles pour que les pays retrouvent leur compétitivité. Pour ce faire, il faudra surtout un nouvel édifice institutionnel pour éviter que les crises que nous connaissons actuellement se reproduisent. Voilà pourquoi on ne peut attendre de ces sommets que des solutions provisoires.

Touteleurope.eu : Les pays non-membres de la zone euro, comme la Grande-Bretagne, doivent-ils participer à la recherche d’un plan de sortie de crise ?

Elie Cohen : Tout d’abord, la crise actuelle est une crise de la zone euro, et pas du tout une crise de l’Europe des vingt-sept. Donc il faut que les vingt-sept comprennent que nous avons une crise spécifique à régler, qui supposent une mobilisation formidable à la fois des gouvernements et des autorités européennes. Nous avons un immense travail à faire entre membres de la zone euro et ce faisant, nous contribuons à pérenniser l’UE. Car si la zone euro éclate, c’est l’UE qui éclate, il ne faut pas se faire d’illusions.

Je comprends très bien que les Anglais aient leur mot à dire, notamment parce que certaines décisions prises dans le cadre de la zone euro peuvent avoir des effets sur le système financier européen et un impact sur la place de Londres. Mais la priorité des priorités, c’est de régler entre nous, membres de la zone euro, le problème. J’irais même plus loin : on sortira de cette crise en réalisant un pas supplémentaire dans l’intégration entre pays de la zone euro. Il y aura, si nous arrivons à régler les problèmes, deux types de configuration politique, économique et institutionnelle entre d’une part les pays de la zone euro et d’autre part les vingt-sept, et c’est à mon avis dans les tuyaux.

Touteleurope.eu : Le Royaume-Uni peut-il sortir de l’Union européenne ?

Elie Cohen : Chaque pays est tout à fait responsable. L’Europe est une question ancienne en Grande-Bretagne, et les eurosceptiques du parti conservateur sont un fait structurant de la vie politique anglaise. Jusqu’à présent, les Anglais ont considéré qu’il était dans leur intérêt stratégique, économique et géopolitique d’appartenir à l’UE. Si demain ils décidaient d’en sortir, ce serait leur décision. Mais cela achèverait de différencier les deux cercles dont je parlais tout à l’heure, entre d’un côté des pays qui sont vraiment déterminés à aller plus loin dans l’intégration économique, politique et institutionnel, c’est-à-dire les pays de la zone euro, et les autres. Ces pays iront même plus loin que tout ce qui est envisagé actuellement, car on ne sauvera la zone euro qu’en allant véritablement vers un fédéralisme budgétaire et fiscal et même institutionnel. Il y aura donc d’un côté une Europe de plus en plus intégrée et d’un autre côté une couronne périphérique de libre-échange organisée.

Touteleurope.eu : Comment interpréter la nomination de M. Van Rompuy à la tête de la zone euro ? Peut-il constituer une valeur ajoutée pour la résolution de la crise ?

Elie Cohen : La crise actuelle montre que le chaos institutionnel européen n’a jamais été aussi grand. Savez-vous que la présidence actuelle du Conseil de l’Union européenne est exercée par la Pologne ? Qui a remarqué une quelconque initiative de la Pologne dans la crise que nous connaissons actuellement ? Qui trouve quelque intérêt que ce soit à s’intéresser à la position des Polonais sur la crise actuelle et les modalités à la régler ? Qui a vu la moindre valeur ajoutée à l’action de M. Barroso et de la Commission européenne dans la solution à la crise ? Personne.

Ce qu’on voit actuellement, c’est l’Allemagne qui est à la manœuvre, accessoirement la France qui essaye, au nom du mythique couple franco-allemand, de peser dans la décision mais, on le voit, de plus en plus faiblement. Pour le reste, il y a une gestion par la crise, par ses chaos, avec M. Van Rompuy en casque bleu essayant ici ou là de négocier des compromis, de sauver les apparences, et de maintenir l’illusion d’une forme de coordination politique au niveau des vingt-sept et au niveau des dix-sept. Je crois que de toute manière, cette crise aura montré que ce système institutionnel est dysfonctionnel.

L’une des directions à prendre pour en sortir est la fédéralisation. On sortira avec d’autres institutions et on en finira ainsi avec cette superposition de présidents du Conseil des vingt-sept, du comité des dix-sept, de la Commission européenne, etc. On voit bien, que de compromis en compromis, on a abouti à un système institutionnel qui ne fonctionne pas. Qui s’intéresse aux positions de Mme Ashton, qui est notre soi-disant ministre des Affaires étrangères européen ? L’a-t-on entendue sur les grands sujets actuels ? Qu’a-t-on été capable de faire ensemble sur la Libye ? N’exagérons pas et n’accablons pas nos dirigeants européens. Je crois que la vertu de la crise, c’est de pousser à l’extrême l’état d’un système et voir comment il fonctionne dans ces situations. La preuve a été faite que l’édifice de Maastricht ne fonctionne pas. La crise actuelle va peut-être nous obliger à une avancée décisive, mais bien entendu le risque d’échec existe aussi, donc nous sommes sur le fil du rasoir.

Touteleurope.eu : L’idée d’une aide du FMI provoque des inquiétudes, notamment en raison du soutien indirect de la Chine à la sortie de crise de l’UE. Ces inquiétudes sont-elles fondées ? Est-il envisageable que la Chine possède à terme une partie de la dette des Etats membres de l’UE ?

Elie Cohen : Je n’arrive pas à comprendre pourquoi nous avons besoin de l’aide de la Chine ou de l’aide du Brésil. La zone euro est en excédent de balance courante, ou en léger déficit cela dépend des mois. Elle n’a pas de problème de balance extérieure, son niveau d’endettement et son déficit budgétaire sont plus faibles qu’aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou au Japon. Donc pourquoi aurions-nous besoin d’aide extérieure ?

Le seul problème que nous avons aujourd’hui est que nous n’arrivons pas à nous entendre entre nous. Si nous pensons avoir besoin de faire appel à l’extérieur, cela veut dire que nous ne croyons plus nous même à l’Union que nous formons dans le cadre de la zone euro et que nous avons déjà intériorisé une logique d’éclatement. Un appel à l’extérieur signifiera que nous ne sommes pas capables d’imposer les disciplines collectives au sein de la zone euro pour régler nos difficultés. Et que nous avons besoin d’un “policier extérieur” (FMI, Chine ou Brésil) pour pouvoir, par exemple, domestiquer nos amis Italiens. Mais cette position est insensée. Nous n’avons pas besoin de l’aide des pays émergents, nous sommes plus puissants qu’eux et nous sommes dans une situation économique qui n’est pas du tout désespérée. Mais il est vrai que la capacité des Européens à gérer leur propre crise créée des difficultés pour l’économie mondiale.

On peut imaginer des concours ponctuels dans le cadre d’un partenariat UE/FMI pour sauver tel ou tel pays européen, comme on a fait pour la Grèce. On accepte à ce moment-là le FMI en raison du savoir qu’il possède dans les plans de restructuration, dans la conditionnalité et la gestion des aides, etc. Je crois qu’on a deux outils tout à fait au point qui sont le FMI d’un côté et l’UE de l’autre. Je ne vois pas pourquoi on ferait appel spécifiquement à la Chine. De plus, le total des réserves de la Chine est estimé à 3 000 milliards de dollars. Or c’est à peu près l’équivalent de la dette italienne à elle seule. Donc de toute manière, si on est dans un scénario catastrophe où la zone euro menace de s’effondrer, même les fonds chinois et brésilien ne sont absolument pas à la hauteur du problème. C’est le genre de dérive qui surgit dans des esprits enfiévrés pendant les sommets européens et qui oublie une réalité : l’Europe est encore aujourd’hui la deuxième puissance économique mondiale.

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