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Crise migratoire : qu’est devenu l’accord entre l’Union européenne et la Turquie ?

Cinq ans après sa signature et alors que les relations entre l’UE et la Turquie se tendent sur d’autres dossiers, qu’est-il advenu de l’accord migratoire UE-Turquie conclu en 2016 ?

Le président du Conseil européen Charles Michel et le président turc Recep Erdoğan s'étaient déjà rencontrés le 4 mars 2020 à Ankara pour discuter de la crise migratoire qui se déroulait alors à la frontière gréco-turque / Crédits : Necati Savaş - Commission européenne
Le président du Conseil européen Charles Michel et le président turc Recep Erdoğan s’étaient déjà rencontrés le 4 mars 2020 à Ankara pour discuter de la crise migratoire qui se déroulait alors à la frontière gréco-turque - Crédits : Necati Savaş / Commission européenne

Le président du Conseil européen Charles Michel et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen étaient à Ankara, mardi 6 avril, pour rencontrer le président turc Recep Tayyip Erdoğan. Une visite déterminante pour les relations turco-européennes, et pour l’avancée de divers dossiers : facilitation des visas pour les ressortissants turcs se rendant sur le territoire de l’Union européenne, modernisation de l’union douanière entre les deux puissances, ou encore apaisement des récentes tensions qui sont survenues suite aux forages illégaux pratiqués par la Turquie en Méditerranée orientale. Mais au-delà de ces enjeux, cette rencontre était aussi l’occasion d’évoquer l’accord migratoire passé entre Bruxelles et Ankara le 18 mars 2016.

Ce texte avait été signé à la suite de la “crise migratoire” qui avait agité l’Europe. Ankara s’était alors engagée à exercer des contrôles plus stricts à ses frontières pour juguler l’immigration illégale en coopération avec Frontex ainsi qu’à accueillir tous les migrants illégaux venus de son territoire et arrêtés en Grèce. En retour, Bruxelles s’était engagée de son côté à financer à hauteur de 6 milliards d’euros l’accueil et l’accompagnement des réfugiés sur le sol turc.

Un peu plus de cinq ans plus tard, le Conseil européen a donné son accord pour renouveler l’accord migratoire lors de son dernier sommet des 25 et 26 mars derniers. Comment a-t-il été appliqué jusqu’ici, et quels enjeux entourent sa prolongation ? Éléments de réponse avec Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (Iris) [ses analyses ont été recueillies le 28 février 2020, date de la publication initiale de l’article, NDLR].

Pourquoi cet accord a-t-il été conclu ?

En 2015, l’Europe traverse une crise migratoire qui divise les États sur l’attitude à adopter face aux arrivées de réfugiés sur leur sol. Pour la résoudre, l’Union européenne signe un accord avec la Turquie, lieu de transit de nombreux réfugiés syriens, mais aussi afghans et pakistanais, dans leur périple vers l’Europe (ils sont aujourd’hui 4 millions millions à vivre sur le sol turc). Le principal élément de cet accord : l’engagement de la Turquie à “prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter que de nouvelles routes de migration irrégulière - maritimes ou terrestres - ne s’ouvrent au départ de son territoire en direction de l’UE”.

Autre point largement critiqué par les ONG et associations de défense des droits humains : pour chaque migrant renvoyé en Turquie au départ des îles grecques, l’Union européenne accepte l’installation d’un Syrien de Turquie sur son sol, dans la limite de 72 000 personnes.

Pour l’Union européenne, c’était un moyen de répondre à l’un de ses défis majeurs”, juge Didier Billion. “Non seulement d’un point de vue moral, social et économique, mais aussi politique, car l’immigration reste un sujet instrumentalisé par les forces populistes qui fondent leur succès sur leur rhétorique xénophobe”. L’accord est donc signé le 18 mars 2016.

Comment a-t-il été appliqué jusqu’ici ?

L’accord prévoyait un contrôle plus strict des frontières par les forces de l’ordre turques, un accueil des migrants déboutés de leur demande d’asile dans un État européen, mais aussi des migrants illégaux. Le tout sous financement européen et sous le contrôle de la délégation de l’Union européenne en Turquie. De son côté, Ankara devait obtenir une relance de son processus d’adhésion et l’exemption de visa pour ses citoyens à leur entrée sur le sol européen.

Pour Didier Billion, l’accord a d’abord été appliqué scrupuleusement et efficacement par les autorités turques. “On peut considérer qu’après le 18 mars 2016, il s’est opéré une modification radicale du nombre de réfugiés qui traversaient la frontière pour rejoindre l’UE. Juste avant l’accord, on estimait que 3 500 réfugiés tentaient la traversée de la mer Égée chaque jour. Après le 18 mars, on est tombé à une quarantaine par jour.” Les chiffres annuels sont encore plus éloquents : de mars 2015 à mars 2016, 800 000 réfugiés ont tenté de passer en Grèce par la Turquie. De mars 2016 à mars 2017, ce chiffre tombe à 26 000. Sur l’année 2019, il chute même à 11 000 [Le Monde].

J’ai lu et entendu beaucoup de critiques venant d’ONG ou d’associations de défense des droits humains à l’encontre de cet accord. Elles étaient bien souvent justifiées, mais elles oubliaient de dire - permettez-moi de paraphraser Churchill - que c’était certes le plus mauvais des accords, mais à l’exception de tous les autres”, nuance Didier Billion. En clair, le pacte migratoire a dans un premier temps eu le mérite de l’efficacité. Et ce “grâce à la bonne coopération entre les forces de l’ordre turques, les pays voisins et Frontex”, ajoute-t-il.

Juridiquement, l’accord n’a en revanche pas été appliqué aussi largement que son contenu ne le prévoyait. Ainsi, trois ans après son entrée en vigueur, seuls 1 843 migrants avaient été renvoyés en Turquie alors que le texte prévoyait jusqu’à 72 000 retours. A l’inverse, en mars 2019, 21 163 réfugiés syriens de Turquie avaient pu s’installer en Europe. La Commission européenne a également jugé en août 2019 que les réfugiés restés sur le sol turc bénéficiaient d’un “accès aux services de base en croissance mais limité”, malgré l’aide financière européenne.

L’Union européenne a bien débloqué les deux tranches de trois milliards d’euros dévolues à la gestion des réfugiés en Turquie et à des projets pour l’insertion de ceux qui bénéficient d’une protection temporaire de la part d’Ankara. “Mais débloquer n’est pas payer, poursuit Didier Billion. Les Turcs se plaignent d’avoir reçu seulement 3,7 milliards. Ils n’apprécient pas le mode opératoire européen, le financement sur projet, qu’ils jugent trop lent, le fait qu’une large part de l’argent soit directement allouée aux ONG sans transiter par l’Etat turc”.

La Turquie affirme quant à elle avoir dépensé 40 milliards d’euros. Alors, vrai ou faux ? “Difficile à dire, il y a une telle bataille des chiffres autour de l’engagement de la Turquie dans cet accord qu’on ne peut pas se prononcer. En revanche, il est très probable que la Turquie ait dépensé bien plus pour les réfugiés que les 6 milliards reçus de l’Union européenne”, avance Didier Billion. Sur le plan des facilités de visa et de la relance du processus d’adhésion, la Turquie n’a pour sa part pas obtenu ce qu’elle désirait.

Comment l’accord migratoire influe-t-il sur les relations UE/Turquie ?

A plusieurs reprises, la Turquie a utilisé cet accord migratoire comme un levier politique dans ses relations avec l’UE. En 2017, suite au refus des Pays-Bas d’autoriser deux ministres turcs à participer à des meetings de soutien de la diaspora à Erdoğan, le ministre turc des Affaires européennes avait évoqué la possibilité de “réexaminer [l’accord sur] les frontières terrestres”, rapporte Le Monde avec l’AFP. En 2019, son homologue des Affaires étrangères annonçait même la suspension de l’accord, réclamant une application immédiate de l’exemption de visa dont devaient faire l’objet les citoyens turcs à leur entrée sur le sol européen [Euractiv].

Cette logique a même atteint un niveau supérieur fin février 2020. Selon l’ONU, le gouvernement turc avait alors laissé plus de 15 000 migrants, principalement syriens, se diriger vers la frontière grecque, où ils avaient été repoussés par les douaniers. L’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) avait même affirmé que des cars affrétés par Ankara acheminaient les migrants à la frontière turque. Une analyse partagée par Didier Billon : “C’était manifestement orchestré puisque des témoignages indiquent que les dizaines de bus remplis de réfugiés qui sont partis vers la frontière venaient particulièrement de certains districts d’Istanbul encore sous le contrôle de l’AKP”. Autre preuve de l’implication du gouvernement turc ? “Les migrants n’allaient pas n’importe où. Ils venaient à la frontière grecque, mais pas à la frontière bulgare. Pourquoi ? Parce qu’Erdoğan voulait conserver de bonnes relations de voisinage avec la Bulgarie, contrairement à la Grèce avec qui les relations sont houleuses historiquement”. Ces mouvements de population avaient mené à des affrontements entre les milliers de migrants et la police grecque. 

En clair, Ankara a exploité diplomatiquement cet accord pour servir ses intérêts, comme l’explique Didier Billion. “En Turquie, pendant assez longtemps, l’accueil des réfugiés s’est plutôt bien passé. Erdoğan a mobilisé la rhétorique de la solidarité, en martelant le message ‘nous accueillons nos frères’ ”. Mais le président turc a rapidement changé de posture lorsqu’à terme, “l’arrivée massive de réfugiés a commencé à avoir des conséquences économiques. Ces réfugiés constituent une manne de travailleurs, souvent illégaux, qui ont fait chuter le coût du travail. L’installation en Turquie de classes moyennes syriennes possédant un petit pécule a exercé une certaine pression sur le marché immobilier et fait grimper les prix”. Erdoğan a alors “exploité le filon” de l’irritation vis-à-vis de l’immigration : “Il est passé du thème de la solidarité au registre du rejet pour récupérer l’électorat qu’il avait perdu”, analyse Didier Billion.

Ce changement de registre est donc survenu alors que la Turquie, engagée militairement contre le régime syrien, demandait en vain le soutien de l’UE et de l’OTAN sur ce front. “Tout a ensuite basculé avec la bataille d’Idleb, en Syrie, qui a valu à la Turquie de lourdes pertes humaines au sein de son armée, la désapprobation de la France et d’autres États membres de l’Union européenne, mais aussi un nouvel afflux massif de réfugiés à venir”, poursuit le chercheur.

Sur les trois millions d’habitants que compte la région, on dénombre un million de déplacés, dont une partie essaie d’aller vers le nord dans l’espoir de fuir les bombardements et d’atteindre la Turquie. “C’est pour cela que les Turcs ont bloqué la frontière syrienne et se sont dits qu’il fallait ‘se délester’ côté européen. On ne peut pas cautionner, mais il faut comprendre”, explique-t-il.

Mécontent du manque de soutien européen dans sa guerre contre le régime de Damas appuyé par l’aviation russe, Erdoğan a donc mobilisé l’arme migratoire, déclarant : “Si vous essayez de présenter notre opération comme une invasion, nous ouvrirons les portes et enverrons 3,6 millions de migrants” , cite RFI avec l’AFP.

Sans en arriver à de tels chiffres, et si l’accord n’a pas été rompu, il s’est néanmoins trouvé extrêmement menacé à l’époque, un peu à l’image du processus d’adhésion de la Turquie, toujours engagé, mais dont le conseil de l’UE affirme que les négociations sont “au point mort”.

Quelles sont les attentes actuelles des deux parties ?

Ces heurts à la frontière grecque passés, la relation UE/Turquie est demeurée tendue ces derniers mois. Bruxelles a en effet dénoncé à plusieurs reprises les manquements au respect des droits de l’homme et de l’état de droit d’Ankara. Autres points de frictions, les forages illégaux pratiqués par un navire turc dans les eaux territoriales chypriotes en Méditerranée orientale, ou encore la défense par Ankara d’une solution à deux États sur la question chypriote. Ce contexte a concouru à compliquer les relations diplomatiques entre les deux puissances. Le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell a de son côté rendu un rapport recommandant de manier “la carotte et le bâton” avec le gouvernement turc, qui a adopté une ligne de conduite plus conciliante depuis décembre dernier, promettant de présenter un “agenda positif de réformes” en matière de libertés fondamentales et de droits de l’homme.

Sur la question migratoire, le Conseil européen a donc récemment donné son accord de principe pour le renouvellement de l’accord passé avec la Turquie en 2016. Il déplore néanmoins le fait que, depuis l’irruption de la pandémie de Covid-19, Ankara ait bloqué le processus de redirection des migrants vivant sur les îles grecques vers la Turquie. Recep Tayyip Erdoğan, lui, ne parle plus de “déchirer” cet accord, mais de le “renégocier”. Il dénonce toujours les lenteurs et les difficultés rencontrées par les ressortissants turcs désirant se rendre sur le sol européen pour obtenir des visas et le fait que les fonds européens débloqués dans le cadre de l’accord migratoire soient attribués sur projet et n’aillent pas forcément directement dans les caisses de l’État turc. Par ailleurs, Ankara réclame également de nouveaux fonds pour financer sa politique d’accueil des migrants. 

Au sortir de leur rencontre avec le président de la Turquie le 6 avril, Ursula von der Leyen et Charles Michel, dirigeant respectivement la Commission européenne et le Conseil européen, ont “salué l’accueil réservé par la Turquie à 4 millions de réfugiés” et donné leur “accord pour que l’aide européenne soit prolongée” : “la Commission présentera prochainement une proposition financière de soutien à l’accueil des réfugiés syriens en Turquie”, a annoncé Charles Michel. Si l’ensemble des conditions de la prolongation de cet accord n’ont pas été dévoilées, Ursula von der Leyen a pour sa part précisé que la Turquie devait travailler sur “la prévention des départs irréguliers, ainsi que la reprise des opérations de retour depuis les îles grecques vers la Turquie”. Les financements européens devraient quant à eux être “de plus en plus être axés sur l’amélioration des possibilités offertes aux réfugiés de gagner leur vie”.

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