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Crise du multiculturalisme ? Les différents modèles européens face au défi du “vivre ensemble”

Le multiculturalisme serait-il en crise en Europe ? Après les déclarations “choc” d’Angela Merkel en octobre 2010, David Cameron, Premier ministre britannique a lui aussi mis en lumière les limites du modèle multiculturel de la société britannique. Lors de son intervention télévisée de jeudi 10 février, Nicolas Sarkozy a également durci le ton en déclarant que “le multiculturalisme a échoué”. Ces déclarations en chaîne donnent l’occasion à Toute l’Europe d’explorer le terme polysémique du multiculturalisme et de mieux comprendre comment les sociétés européennes envisagent la cohérence de leur population.

La naissance du “multiculturalisme”

Très présent aux Etats-Unis et au Canada depuis les années 70, ce débat traverse l’ensemble des Etats membres de l’Union européenne, plus particulièrement les anciennes puissances coloniales comme la France, le Royaume-Uni, les Pays-Bas mais aussi l’Allemagne (du fait de ses liens étroits avec la Turquie). Il recouvre néanmoins des réalités conceptuelles et sociales très différentes. Ce qu’on appelle aujourd’hui “multiculturalisme” n’est pas reçu et intégré de la même façon puisque les Constitutions nationales des Etats membres présentent encore une très grande diversité dans la manière d’appréhender le vivre ensemble.

A l’origine, le terme est apparu au Canada et a été intégré dans la Constitution canadienne dès 1971. Cette politique vise à surmonter les obstacles que les multiples “minorités” (indiennes, mais aussi francophones…) éprouvent, à l’aide de toute une législation qui leur est favorable dans les domaines de l’éducation, de l’expression religieuse, de l’accès à l’emploi… C’est ainsi que de nombreux penseurs et sociologues se sont penchés sur ces questions renvoyant au concept flou “d’identité” , qui a petit à petit remplacé le champ lexical propre aux Etats-nations : représentation nationale, liberté individuelle, égalité des droits, fraternité, citoyenneté…

Les nouvelles problématiques identitaires traversent l’Europe

On peut distinguer deux vagues identitaires principales à partir des années 60 : l’ “Ethnic Revival” , ou résurgence de l’ “ethno-nationalisme” qui fait référence aux luttes anti-coloniales contre les anciens Empires européens : le mouvement québécois au Canada, le mouvement civique des minorités ethniques aux Etats-Unis, les mouvements identitaires basque, catalan, breton, écossais, gallois, flamand, largement associés à ce qu’Alain Touraine appelait “les nouveaux mouvements sociaux” .

Plus proche des préoccupations actuelles, la deuxième vague identitaire se produit après le deuxième choc pétrolier, en pleine crise économique. Elle fait référence aux conséquences de l’immigration de travail à laquelle les Etats-européens ont fait appel pour leur reconstruction d’après-guerre. Cette première immigration a donné naturellement lieu à des regroupements familiaux, et c’est la génération issue de cette première immigration qui a subi de plein fouet les effets du ralentissement économique, le déclassement, les stigmatisations et l’exclusion progressive du marché du travail.

D’après un sentiment assez généralisé, il en a résulté, pour certains d’entre eux, une cristallisation identitaire forte, qui a consisté à affirmer l’existence de singularités irréductibles au sein d’une société englobante ainsi qu’à revendiquer leur reconnaissance publique. De nombreux sociologues ont estimé que cette nouvelle conception de l’identité était pensée comme un outil de ralliement de catégories de populations subissant de vives inégalités économiques et sociales.

Les différentes réceptions du multiculturalisme en Europe

Ces phénomènes identitaires ont suscité de larges débats au sein de l’Europe, qui ont pris des formes différentes suivant les modèles de société. Ainsi, en Allemagne, jusqu’à l’année 2000, le droit du sang (et non du sol) primait dans la conception de la nationalité allemande. Naître sur le sol allemand ne donnait pas automatiquement la nationalité allemande dès lors que ses ascendants n’étaient pas allemands. Cet état de fait a toutefois changé depuis le 1er janvier 2000, puisque un enfant de parents étrangers né en Allemagne peut dorénavant obtenir la nationalité allemande.

Auparavant, afin de rendre le vivre ensemble possible en Allemagne, le “multikulti” avait été promu par la gauche sociale et écologiste dans le sillage des idées antiracistes des années 80. Dans les mentalités allemandes de l’époque, l’approche “multikulti” s’opposait à l’idée d’une “culture dominante traditionnelle. En 2000, l’introduction du droit du sol par Gerhard Schröder a été une rupture : les enfants turcs, italiens ou yougoslaves pouvaient devenir Allemands.

Malgré cela, le phénomène des “identités meurtrières” , si bien définies par Amin Maalouf, ainsi que les crises économiques successives n’ont pas, d’après les actuels dirigeants allemands, rendu la société allemande plus unie : “Nous nous sentons liés aux valeurs chrétiennes : ceux qui ne l’acceptent pas n’ont pas leur place chez nous “a déclaré en octobre 2010 la chancelière allemande. Ce modèle multkulti, à mi-chemin entre modèle communautariste et assimilationniste, semble avoir vécu dans les esprits de la CDU. Déjà échaudé par le livre polémique de Thilo Sarrazin, “l’Allemagne va à sa perte” , la société allemande s’interroge sur les propos d’Angela Merkel qui mène le peuple allemand vers une réflexion sur son identité, dont nul ne sait encore ce qu’il en ressortira.

Les identités meurtrières : Amin Maalouf

Dans cet ouvrage l’écrivain explore les notions d’identité, d’appartenance, et de la culture occidentale englobante. Il met en relation ces notions, et explore les conflits qu’elles peuvent occasioner

Assez désarçonné par les questions identitaires qui taraudent les élites et le peuple allemands, la question du multiculturalisme est également posée au Royaume-Uni. La patrie du “Bill of Rights” et de John Locke, connu pour son ouvrage politique “Lettre sur la tolérance” , a pourtant largement initié ce modèle de société.

Contrairement à bien des pays européens, le modèle dit “communautariste” des anglais a suscité l’admiration de nombreuses “minorités visibles” d’autres Etats européens. La conception de la nationalité britannique n’est en effet nullement assimilationniste et s’inscrit dans une grande tradition libérale, profondément influencée par les Etats-Unis.

La fin du droit à la différence ?

Le sociologue canadien Charles Taylor, fils d’un père anglophone et d’une mère francophone, s’est penché sur les questions du multiculturalisme historiquement présentes au Canada et aux Etats-Unis, et qui ont profondément influencé l’ensemble des pays de culture anglo-saxonne. Les Etats-Unis, pays du “Melting Pot” et du “Salad ball” ont toujours prôné une identité plurielle, synonyme de force bien plus que de faiblesse. Si une fracture philosophique s’était produite entre les “Liberals” et les “Communautarians” , le modèle anglo-saxon, bien étudié par de nombreux chercheurs et philosophes, établit que toutes les cultures sont presque certaines de renfermer quelque chose qui mérite l’admiration et le respect, même si cela s’accompagne de beaucoup d’autres qui puissent être détestées et rejetées. C’est du moins ce que pense Charles Taylor dans son célèbre ouvrage ” Multiculturalisme, différence et démocratie” .

Liberaux et communautariens

Les libéraux considèrent que les individus devraient être libres de déterminer eux-mêmes leur propre conception de la vie bonne et encourage la libération individuelle à l’égard de tout état prescrit ou hérité. L’individu est premier par rapport à la communauté

Les “communautariens” sont contre “l’individu autonome” . Ils sont le produit de pratiques sociales. Promouvoir l’individu revient donc à détruire les communautés.

Charles Taylor est favorable à ce qu’on appelle communément “la politique de la différence” . C’est schématiquement ce à quoi aspirait aussi la mentalité britannique, dans laquelle les communautés ethnico-culturelles pouvaient aspirer à un enseignement, une justice, et d’autres aspects de la vie socio-éco-culturelle conformes à ses normes identitaires. Cependant, les cristallisations identitaires, le trop grand renferment des communautés sur elles-mêmes, mais également les attentats du 7 juillet 2005 perpétrés par des Britanniques d’origine étrangère, ont profondément ébranlé la confiance dans ce modèle.

Trois mois après le coup d’éclat de la chancelière allemande, David Cameron a donc lui aussi pointé les limites de ce modèle identitaire très libéral. “Suivant la doctrine du multiculturalisme d’Etat, nous avons encouragé différentes cultures à vivre séparément, à l’écart les unes des autres et de la société en son ensemble” a déclaré le Premier ministre britannique, lors de la conférence internationale sur la sécurité à Munich. “Nous n’avons pas réussi à leur offrir la vision d’une société à laquelle ils voulaient adhérer” . Cette doctrine a poussé “certains à fermer les yeux sur les monstruosités du mariage forcé et est également à l’origine d’un mouvement de radicalisation, terreau du terrorisme” a estimé M. Cameron. Il semblerait que les mutations idéologiques soient à l’œuvre puisque le Premier ministre a évoqué le passage d’un multiculturalisme libéral à un “multiculturalisme musclé” afin de promouvoir les valeurs “d’égalité, l’Etat de droit et la liberté d’expression” .

Un retour à une conception de la nation plus unitaire ?

Ces déclarations assez inattendues pourraient sonner le glas du “relativisme moral” , cet état d’esprit qui avait marqué les mentalités occidentales d’après-guerre. Celles-ci prônaient l’évolution vers une grande tolérance, largement influencée par le sentiment de culpabilité lié à l’holocauste. Ce consensus bien établi estimait que toute opinion sur une question morale était le signe d’un certain autoritarisme. Ainsi, le jugement moral, et toutes ses implications, étaient dorénavant considérés comme le premier pas vers une dérive autoritaire du régime en place.

C’est principalement une réaction à cette interprétation qui a guidé les fortes déclarations des deux chefs d’Etat, au grand dam de nombreux observateurs qui y voient la nostalgie d’une identité forte et de valeurs obligatoires pour tous. A l’instar de Yasmin Alibahai-Brown, journaliste au quotidien The Independent, les raisons de la dislocation de la société seraient plutôt la perte de symbolisme des institutions telles que les partis politiques, les grands corps de la nation et les Eglises, sacrifiés sur l’autel d’une liberté individuelle omniprésente.

La République française, unitaire et laïque, veut également un retour aux fondamentaux

Ces angoisses quant à une possible désincarnation de la nation, Nicolas Sarkozy en a fait part jeudi 10 février, lors d’une allocution télévisée. Celui-ci a emboité le pas de ses homologues en soulignant une nouvelle fois l’échec du multiculturalisme “en Europe” , rappelant que “ce n’est pas le projet de la France” . De fait, le pays ne partage pas la même conception du vivre ensemble…

L’article 1 de la Constitution française prescrit “une nation une et indivisible” . Le caractère centralisateur de la République, issu de la pensée jacobine, n’a pas laissé de place aux minorités. La conception de l’égalité entre citoyens n’est pas dans son essence philosophique portée vers le droit à la différence. Mais depuis la décentralisation française et les nombreuses critiques dénonçant l’élitisme républicain face aux fils d’ouvriers et d’immigrés, le modèle républicain “assimilationniste” a fait preuve de plus de souplesse, mais n’a pas pour autant échappé à la crise. Il n’en demeure pas moins vrai que les statistiques ethniques sont interdites en France du fait de sa tradition égalitariste, et qu’un individu né sur le sol français aura immédiatement la nationalité française. C’est pour cette raison que le concept du multiculturalisme s’applique mal dans le cadre républicain, et s’oppose aux politiques de la “différence” que l’on a pu voir dans les pays anglo-saxons.

Il semblerait donc que les problèmes liés à l’identité du “moi” n’aient pas trouvé un cadre national et législatif adapté pour une expression sereine dans un Etat. Que cela soit en Allemagne, en France, au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas, des solutions toutes faites ne suffisent plus, selon les gouvernements concernés, à permettre le vivre ensemble. Face à cet “échec” , on observe un raidissement des Etats, qui reviennent sur les fondamentaux conceptualisés par les contractualistes (John Locke, Thomas Hobbes, Jean-Jacques Rousseau,…), qui jadis fondèrent les bases philosophiques des Etats-nations européens.

En savoir plus :

Amin, S : “Les identités meurtrières” , Paris, Grasset, 1998

Taylor, C : “Multiculturalisme, différence et démocratie” , Paris, Flammarion 1994

Locke, J : “Lettre sur la tolérance Editions ressources, 1980

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