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Brésil : “Ce sera à l’Europe de jouer des coudes en matière commerciale”

Le Brésil vote ce dimanche pour choisir son prochain président. L’élection est scrutée de près par les autres puissances mondiales, car le candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro, du Parti social libéral (PSL), est déjà donné vainqueur par les sondages, avec 57 % des voix. Entre les inquiétudes que suscitent sa nostalgie de la dictature, et l’enthousiasme des milieux d’affaires pour son programme économique libéral, les cœurs balancent. Pas sûr que l’Union européenne tire son épingle du jeu, alors que les négociations avec le Mercosur piétinent toujours, analyse Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).

Lui non, lui jamais. Le 29 septembre, à São Paulo, des manifestants ont marqué leur opposition aux idées de Jair Bolsonaro, pourtant soutenu par les milieux d'affaires de la ville - Crédits : Mark Hillary / Flickr
“Lui non, lui jamais.” Le 29 septembre, à São Paulo, des manifestants ont marqué leur opposition aux idées de Jair Bolsonaro, pourtant soutenu par les milieux d’affaires de la ville - Crédits : Mark Hillary / Flickr 

Pourquoi ce second tour de l’élection présidentielle brésilienne suscite-t-il un tel intérêt aujourd’hui ?

Jean-Jacques Kourliandsky : Parce que c’est une situation inédite pour la démocratie brésilienne. C’est la première fois, depuis la fin de la dictature en 1985, qu’une élection se déroule non pas entre centre-droit et centre-gauche, mais entre centre-gauche (Fernando Haddad, Parti des travailleurs, PT) et extrême-droite (Jair Bolsonaro, Parti social libéral, PSL).

Jair Bolsonaro ne cache pas que pour lui, l’épine dorsale de la politique brésilienne, ce sont les forces armées qui auraient évité au Brésil la dictature communiste en 1964, date du coup d’Etat militaire. Il ne cache pas sa radicalité, avec un discours tout à la fois nationaliste et militaire, religieux, et libre-échangiste en matière économique.

Un cocktail inhabituel, non ?

Initialement, il était sur une ligne d’extrême-droite classique. Mais il s’est aperçu que cela le coupait des milieux économiques et financiers de São Paulo. Donc il a recruté un conseiller économique formé à Chicago qui lui a concocté un programme néolibéral, lui-même se réservant la partie nationaliste.

Au-delà des craintes suscitées par sa nostalgie de la dictature, des intérêts plus pragmatiques, commerciaux, s’expriment donc également dans la presse aujourd’hui. Cette élection aura-t-elle un impact sur les relations commerciales entre l’UE et le Brésil ?

En matière de relations extérieures, Jair Bolsonaro a dit qu’il était favorable au libéralisme économique fondé sur des accords bilatéraux. C’est très laconique, ce n’est pas un économiste. Mais ce qui est écrit dans son programme, c’est qu’il privilégiera les rapports avec les pays qui ont été “stigmatisés” par les gouvernements de gauche qui se sont succédé au Brésil, notamment les Etats-Unis, Israël et l’Italie.

Il a fait état d’un retrait du Brésil du Conseil des droits de l’Homme des Nations-Unies, et mentionné une fois un déplacement de l’ambassade du Brésil en Israël, de Tel-Aviv à Jérusalem.

Par ailleurs, il a apparemment été très impressionné par un voyage qu’il a fait avant sa campagne en Corée du Sud, à Taiwan et au Japon, qu’il cite à plusieurs reprises comme des modèles de modernisme.

Certains observateurs américains, tels le Wall Street Journal, se réjouissent déjà de sa victoire. Ce serait “bon” pour les affaires…

Le programme sociétal et politique de Jair Bolsonaro est en rupture avec le passé immédiat (lire l’encadré ci-dessous). En revanche, son programme économique serait en continuité avec celui du gouvernement actuel de Michel Temer (président centriste, en place depuis la destitution de Dilma Rousseff (PT) en 2016, ndlr). Car ce gouvernement a continué à favoriser des rapports privilégiés avec la Chine, qui est aujourd’hui le plus gros importateur de matières minérales et agricoles en provenance du Brésil. Et pour des raisons pragmatiques, il a également renoué avec les Etats-Unis. La vente à Boeing de l’avionneur brésilien Embraer, une entreprise de technologie de pointe créée pendant la dictature comme un élément de souveraineté nationale, est assez révélatrice.

L’Europe a-t-elle encore une place dans tout ça ?

Oui, mais ce sera à l’Europe de jouer des coudes en matière commerciale. Il n’y aura pas de partenariat privilégié, en dehors de cette allusion qui a été faite à l’Italie. Il y a peut-être une question d’affinité idéologique. Et puis, dans le sud du Brésil, électoralement très fort, il y a plusieurs millions de descendants de migrants Italiens, ce qui permet peut-être d’expliquer ce choix.

Mais pour le reste, il n’y a pas de volonté d’avoir une relation privilégiée avec l’Union européenne.

Des pays européens ont-ils tout de même appelé à voter pour Bolsonaro ?

Comme le gouvernement italien, le gouvernement hongrois est manifestement plutôt proche de Bolsonaro, d’un point de vue idéologique. A l’inverse, en Espagne et au Portugal, des affinités portent plutôt à soutenir le candidat du Parti des travailleurs.

Côté français, c’est apparemment la neutralité absolue. Quant à l’Allemagne, on dit que São Paulo est la ville où il y a le plus de représentations d’entreprises allemandes dans le monde. Donc elle reste aussi assez discrète sur ses choix. Et elle a suffisamment d’autres problèmes à gérer sur le plan interne.

Enfin, s’agissant de l’Union européenne en elle-même, ce n’est pas dans sa tradition de donner son opinion sur une élection dans un autre pays, qui officiellement n’est pas une dictature.

Sous Bolsonaro, le Brésil ne s’exposerait-il pas à des sanctions européennes en cas de violation de l’Etat de droit ?

Pour l’instant, le seul pays d’Amérique latine pour lequel il y a des sanctions européennes, c’est le Venezuela. Lors de sa visite début octobre en Europe, le président chilien n’a parlé avec ses homologues français et allemand que du Venezuela. Interrogé sur le Brésil en Espagne, il a même fait un commentaire plutôt favorable à Bolsonaro, en laissant entendre qu’il n’avait pas lu les déclarations du personnage, à l’exception de son programme économique qui lui paraissait très sérieux… Il n’y a pas eu de commentaire particulier à ce sujet des autorités espagnoles, ni le lendemain à Paris du président français.

Espère-t-on, en arrière-plan, une avancée sur l’accord commercial entre le Mercosur et l’UE, sachant que le Brésil négocie fermement dans ce dossier pour pouvoir augmenter ses exportations de viande en Europe ?

Officiellement, si on lit les communiqués, l’Union européenne porte toujours un intérêt au Mercosur. Il devrait y avoir, au moins pour les membres historiques de l’UE, un intérêt à faire front face aux Etats-Unis et à la Chine, et donc à chercher d’autres partenariats. Mais est-ce une vision partagée par l’ensemble des Etats membres ? C’est moins évident.

Aujourd’hui, on en est au même point qu’au début des négociations, en 1995. On butte toujours sur les quotas agricoles. Un certain nombre de pays, dont la France d’ailleurs, freinent les négociations.

De son côté, la société brésilienne JBS est la première exportatrice de viande bovine au monde. Donc le Brésil serait le premier intéressé par ce partenariat, mais l’UE n’est plus aussi stratégique qu’en 1995 pour les exportations agricoles du Mercosur. L’Europe reste évidemment un partenaire très important, comme les Etats-Unis, mais c’est désormais une compétition à trois avec la Chine.

Donc il y aura une mise en concurrence de l’UE, sans demande pressante de la part des Latino-américains de conclure cet accord commercial. Et ce dans un contexte où le multilatéralisme, depuis l’élection de Donald Trump, n’est plus en odeur de sainteté en Amérique latine, ce qui bouscule le Mercosur. L’Uruguay cherche à passer des accords bilatéraux. Entre l’Argentine et le Brésil, comme il y a des fluctuations monétaires, on conteste de temps en temps les règles communes… Donc la période n’est pas très propice à la signature d’un tel accord entre l’UE et le Mercosur.

Les discussions peuvent-elles tout de même reprendre prochainement ?

Fin novembre aura lieu un sommet du G20 en Argentine. Il est probable que le Chili et le Pérou y soient invités comme observateurs. Ce sera peut-être l’occasion d’une réunion particulière, en marge du sommet, des pays du Mercosur ou de l’Alliance du Pacifique. On verra ce qui se passera avec les pays de l’UE qui seront présents. Il faudra suivre attentivement cette rencontre dans la mesure où peu d’occasions permettent actuellement d’avoir une table “multilatéralisée” .

Des élections marquées par “un clivage social très fort”
Alors que Fernando Haddad, le candidat du Parti des travailleurs (PT), a fait campagne sur “un programme de démocratie sociale, qui présuppose une augmentation des impôts pour les plus riches” , la presse économique de São Paulo a rapidement été “très claire” , selon Jean-Jacques Kourliandsky : “Le candidat d’extrême-droite Jair Bolsonaro n’est pas vraiment notre tasse de thé. Mais tout vaut mieux que le retour du PT qui remettrait en cause le redressement économique et les réformes engagées depuis 2016.
De grands médias, de grandes entreprises et les agro-exportateurs du Brésil ont donc appuyé Jair Bolsonaro (photo ci-contre de l’Agencia Brasil Fotografias) pour la présidentielle. A l’annonce de sa large avance au premier tour, la bourse de São Paulo a même grimpé de plusieurs points.
Disons que les classes moyennes aisées du Brésil ont très mal vécu les années Lula-Rousseff, pendant lesquelles elles ont considéré qu’elles étaient les victimes de la politique du PT, leurs impôts servant à réduire la fracture sociale” , explique le chercheur de l’Iris. “Programmes de logements sociaux, électricité pour tous… Quelque part, il y a eu un besoin de vengeance sociale qu’incarne Bolsonaro, ajoute-t-il. Car d’un point de vue culturel, il ne faut pas oublier que le Brésil (devenu indépendant en 1822, ndlr) a été le dernier pays d’Amérique à abolir l’esclavage en 1888. Donc il y a une culture que je qualifierais de racisme social. Dans la loi, tous les citoyens sont égaux, mais dans les pratiques sociales, ce n’est pas très bien accepté.”
Un an avant la destitution de la présidente Dilma Rousseff (PT, évincée pour une affaire de corruption en 2016), une loi qui obligeait à déclarer le personnel de maison a par exemple été adoptée. “Or le Brésil est le pays du monde où il y a le plus de personnel de maison, souligne Jean-Jacques Kourliandsky. Les classes moyennes ont perpétué, après l’esclavage, la tradition d’avoir ce personnel à demeure, plutôt noir et plutôt pauvre. Le fait de les déclarer a supposé un surcoût important qui est très mal passé et a été, quelque part, un élément supplémentaire dans cette espèce de haine à l’égard du PT.
La corruption des pontes du Parti des travailleurs a aussi joué son rôle. “Mais plus de la moitié des députés qui ont destitué Dilma Rousseff pour crime contre la constitution faisaient eux-mêmes l’objet de poursuites, qui ont été suspendues au moment de la destitution de la présidente…” , rappelle le spécialiste de l’Amérique latine.
En revanche, “les pauvres ont voté pour Fernando Haddad” , remarque-t-il. “Alors que la partie blanche du pays a voté pour Jair Bolsonaro, le Nordeste, où la population est la plus pauvre et métisse, n’a pas oublié qu’il avait le plus bénéficié des programmes d’aides sociales. C’est un vote de clivage social très fort.

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