Toute L'Europe – Comprendre l'Europe
  • Actualité

Antoine Héry : “Ces événements mettent en lumière la possibilité de voir s’éteindre un certain nombre de caricaturistes”

La présence, lors de la marche républicaine du 11 janvier, de dirigeants étrangers peu soucieux de la liberté d’expression a suscité de vives critiques. Parmi les représentants européens participants, le Premier ministre hongrois Viktor Orban est régulièrement montré du doigt pour ses réformes portant atteinte aux libertés fondamentales, et s’est notamment distingué en renforçant peu à peu le contrôle institutionnel des médias. Malheureusement, selon l’organisation Reporters sans frontières, qui réalise chaque année un classement mondial de la liberté de la presse, d’autres Etats de l’Union européenne connaissent une situation bien plus alarmante. Etat des lieux avec Antoine Héry, Responsable du bureau Union européenne et Balkans chez RSF.

Classement mondial de la liberté de la presse RSF Charlie Hebdo
Le classement mondial de RSF

Chaque année depuis 2013, RSF publie un classement mondial de la liberté de la presse réalisé à partir des réponses de journalistes du monde entier à un questionnaire divisé en six grandes thématiques : pluralisme, indépendance des médias, environnement et autocensure, cadre légal, transparence, infrastructures. Chaque pays se voit ensuite attribuer une note globale et un classement.

- En savoir plus sur la méthodologie du classement

- Voir le classement des pays d’Europe

Touteleurope.eu : Hormis la Hongrie dont on a beaucoup parlé, la liberté de la presse est-elle menacée dans d’autres pays d’Europe ?

Antoine Héry : En comparaison du reste du monde, les pays d’Europe sont plutôt bien placés. Et plus particulièrement l’Europe de l’Ouest. Malheureusement nous assistons, un peu impuissants, à une dégradation de ce modèle européen depuis quelques années. Je pense notamment à la Grèce et à la Bulgarie, qui ferment la marche au niveau de l’Union européenne.

Les problématiques y sont pourtant totalement différentes. En Grèce - un peu comme en France - les propriétaires des médias ne sont pas à l’origine des hommes de médias, mais plutôt des grands armateurs ou des patrons d’entreprises de chimie et de pétrochimie. La crise a ainsi contraint les investisseurs à se reconcentrer sur leurs activités industrielles, ce qui a énormément précarisé la profession et eu un impact sur la qualité de l’information.

Par ailleurs, le ras-le-bol populaire a conduit les journalistes à être perçus comme acteurs du “système” et, par conséquent, à être pris pour cible pendant les nombreuses manifestations. De leur côté, les forces de l’ordre ont réprimé manifestants et journalistes sans distinction… sans être particulièrement inquiétées, et jamais condamnées.

Enfin, le parti d’extrême-droite Aube dorée est parvenu à faire pression pour obtenir un traitement médiatique plus favorable, avec un comportement extrêmement violent y compris sur les plateaux télé et en direct ! La situation des journalistes s’est ainsi énormément dégradée en quelques années en raison de cette combinaison de phénomènes.

Touteleurope.eu : La Bulgarie est aussi mal notée que la Grèce… les problèmes sont-ils les mêmes ?

Antoine Héry : Concernant la Bulgarie, il s’agit plutôt d’un problème de conflits d’intérêts et d’extrême concentration des médias. Le pouvoir bancaire, le pouvoir politique et le pouvoir médiatique y sont très imbriqués. Et les lois sur la transparence sont assez facilement contournables : certains hommes politiques possèdent ainsi des médias via des succursales de banques et y exercent une influence indirecte.

Touteleurope.eu : Pourquoi la France n’est-elle qu’à la 39e place ?

Antoine Héry : La France fait partie des traditionnels “bons élèves” , avec le Royaume-Uni, l’Espagne… et qui ne sont finalement pas si bons que ça puisqu’ils se situent entre la 30e et la 40e place. Ils n’ont pas à en rougir mais ce ne sont plus des modèles.

En France, on constate aussi des problèmes du point de vue économique, avec un manque d’indépendance des médias vis-à-vis des annonceurs et des patrons de presse. Il ne s’agit pas que de Dassault et du Figaro, mais aussi de la presse locale où certains journalistes ne peuvent dire ce qu’ils veulent parce que, par exemple, les mairies contribuent au financement du journal.

On a pu constater aussi des problèmes de violence physique, mais ce phénomène reste très isolé. Et on ne peut certainement pas conclure de ce qui s’est passé à Charlie Hebdo qu’il y aurait un problème de protection physique de l’ensemble des journalistes en France. Le débriefing n’a pas encore été fait et il est encore difficile d’en parler sereinement, mais Charlie hebdo fait partie des médias qui prennent des risques et sont menacés très régulièrement. Une protection policière renforcée est ce qu’on a toujours préconisé… mais on ne peut pas non plus mettre un policier derrière chaque journaliste !

Touteleurope.eu : Dans les pays européens en tête du classement, la presse est-elle plus virulente qu’ailleurs ?

Antoine Héry : C’est tout le paradoxe du “modèle nordique” - c’est au nord de l’Europe qu’on trouve les pays les mieux placés, Finlande en tête. Dans ces Etats, ce ne sont pas tant des garanties juridiques supérieures ou un système économique des médias particulièrement vertueux qui en font des modèles, puisque la concentration des médias est également forte en Finlande. Mais il y a un tel respect de la démocratie dans ce pays que la presse a peut-être moins besoin d’être féroce ! En France, c’est parce qu’il y a des affaires à révéler que des journaux comme Mediapart ont une telle force de frappe. D’autres médias finlandais l’auraient aussi, mais ils ont moins besoin d’en faire usage.

Par ailleurs, le fonctionnement démocratique de ces pays se traduit aussi par un respect de la fonction sociale du journaliste. Dans toutes les salles de rédaction, l’indépendance du journaliste prime toujours.

Bien sûr, l’affaire des caricatures de Mahomet et les réactions d’une poignée d’extrémistes pourraient a priori faire douter de la liberté de la presse au Danemark, c’est là tout le paradoxe… Ces événements et ceux de Charlie Hebdo mettent en lumière la possibilité de voir s’éteindre un certain nombre de caricaturistes des pays scandinaves. Parce qu’une vraie menace pèse sur certains d’entre eux… par exemple, le dessinateur danois à l’origine de la caricature de Mahomet avec un turban en forme de bombe, Kurt Westergaard, a échappé à plusieurs tentatives d’assassinat.

Par ailleurs, je suis inquiet de ce qui s’est passé en Espagne, où la revue El Jueves a été censurée en juin dernier par la propre direction du groupe en raison de sa Une qui caricaturait le Roi… chaque pays a ses tabous, mais le dessin n’avait vraiment rien de très choquant - nous l’avons publié sur notre site - et de tels actes sont préoccupants.

Votre avis compte : avez-vous trouvé ce que vous cherchiez dans cet article ?

Pour approfondir

À la une sur Touteleurope.eu

Flèche

Participez au débat et laissez un commentaire

Commentaires sur Antoine Héry : "Ces événements mettent en lumière la possibilité de voir s'éteindre un certain nombre de caricaturistes"

Lire la charte de modération

Commenter l’article

Votre commentaire est vide

Votre nom est invalide