15 décembre 2005. Le Conseil européen se réunit pour la dernière fois de l’année. A la table des Vingt-Cinq, on compte vingt-quatre hommes : le Britannique Tony Blair, le Français Jacques Chirac, l’Italien Silvio Berlusconi, le Belge Guy Verhofstadt ou encore le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker. Dans ce boys club, un nom manque toutefois à l’appel : le chancelier allemand, Gerard Schröder, a quitté son poste il y a moins d’un mois. A son siège s’est assise pour la première fois celle qui était jusqu’alors présidente de l’opposition conservatrice au Bundestag, une certaine Angela Merkel.
Son parti, la CDU, est alors en déclin. Il ne vient de remporter les élections qu’avec une très courte avance sur les sociaux-démocrates sortants. Qui aurait alors imaginé que, quinze ans plus tard, le siège allemand serait toujours occupé par cette même femme, rejoignant ainsi Konrad Adenauer (1949-1963) et Helmut Kohl (1982-1998) au cercle restreint des chanceliers s’étant maintenus plus d’une décennie au pouvoir depuis la fin de la guerre ? Mais la quinquagénaire bénéficie d’un alignement des astres. Son arrivée au pouvoir ponctue le retour en force de la droite au niveau européen : peu avant la réélection de Jacques Chirac en France en 2002 et le retour au pouvoir de Silvio Berlusconi en Italie en 2001, le Parti populaire européen s’est imposé comme la première force du Parlement européen dès 1999. Ce dernier place alors successivement à la tête de la Commission européenne Romano Prodi et José Manuel Barroso, tous deux conservateurs. Ne manquait plus qu’une personnalité conservatrice à la tête de la première puissance du continent.
Qu’il s’agisse d’un signe de cette puissance, ou d’une simple chance du débutant, c’est en tout cas au cours de ce premier sommet de la chancelière que les Vingt-Cinq chefs d’Etat et de gouvernement parviennent à un accord sur le budget européen 2007-2013, après d’âpres débats. La carrière européenne de Mme Merkel est lancée.
Crépuscule national
Quelques années plus tard, après avoir remporté trois autres élections successives, Angela Merkel apparaît politiquement très essoufflée. Affaiblie sur sa droite par la montée en puissance de l’AfD (extrême droite), et sur sa gauche par des écologistes en progression et une coalition fragile avec les sociaux-démocrates, la CDU souffre elle-même de divisions internes. Le 29 octobre 2018, la chancelière annonce alors qu’elle renonce à diriger son parti, que ce quatrième mandat sera son dernier et qu’elle quittera la vie politique au plus tard en 2021.
Marqué au niveau national, le déclin des conservateurs s’affirme aussi lors des élections locales et européennes. Les revers électoraux successifs des chrétiens-démocrates aux scrutins régionaux attisent les difficultés internes. En février 2020, Annegret Kramp-Karrenbauer, qui lui avait succédé à la tête de la CDU, démissionne à son tour de la présidence du parti. Loin d’éteindre l’incendie, l’événement alimente les critiques sur le bilan de la chancelière et relance les luttes intestines pour sa succession.
Si la CDU arrive bien en tête des élections européennes de 2019, elle enregistre néanmoins une perte de voix, est talonnée par les Verts et voit son groupe politique (PPE) perdre de l’influence. Le bavarois Manfred Weber, candidat du parti à la présidence de la Commission européenne, est d’ailleurs rejeté par le Conseil européen. Angela Merkel obtient néanmoins de placer une personnalité conservatrice allemande à la tête de la Commission européenne, sa ministre de la Défense Ursula von der Leyen. Mais la chute de la chancelière paraît alors inexorable.
Nouveau souffle, nouvelles positions
Sauf que le coronavirus est passé par là. La crise sanitaire conduit alors Angela Merkel, comme d’autres leaders européens, à bénéficier de l’effet de ralliement au drapeau et à regagner en popularité. Surtout, sa gestion de la pandémie est unanimement saluée. Avec près de 200 000 cas déclarés, le pays ne déplore “que” 9 000 morts, présentant un taux de mortalité de 70 % inférieur à celui de la France, de l’Italie ou du Royaume-Uni. Sur le plan économique enfin, le gouvernement fait à nouveau preuve de pragmatisme en n’hésitant pas à renoncer au “zéro noir” (absence de déficit), et en proposant un plan de 130 milliards d’euros (3,8 % du PIB) pour soutenir l’économie.
Ce revirement crée la surprise. Tout comme la proposition d’endettement commun des Vingt-Sept, formulée conjointement avec le président français pour relancer l’économie européenne. Le timing tombe d’ailleurs plutôt bien : un mois et demi après, l’Allemagne doit prendre la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne. Un grand pouvoir entre les mains et de grands enjeux face à elle, la chancelière dispose des moyens d’entreprendre de grands chantiers.
Vers un grand soir européen ?
D’autant qu’à un peu plus d’un an des élections fédérales de septembre 2021, Angela Merkel semble avoir tout intérêt à polir son bilan par un final international : “la fin de mandat est le temps de la consolidation et de la mise en scène d’un bilan. (…) Quand il est négatif ou mitigé, c’est plus compliqué. D’où la tentation de parler davantage des thématiques internationales qu’intérieures” , analysait le politologue Martial Foucault en 2016.
Son principal défi sera ainsi de conclure un accord ambitieux autour du plan de relance européen et du prochain budget pluriannuel. Et même si elle y arrive, la présidence allemande incarnera-t-elle un grand soir européen pour autant ? Pas si sûr : si Mme Merkel a en effet déjà opéré un virage idéologique important, marquant un précédent pour l’Allemagne et pour l’Europe, le journaliste allemand Wolfgang Munchau nuance ses répercussions : “sans la crise, l’UE aurait déjà entamé une conférence sur l’avenir de l’Europe - une première étape vers la modification des traités” et vers une transformation durable de la gouvernance économique européenne. Et même si la chancelière a déclaré qu’une révision des traités “ne saurait être taboue” , rien ne dit que les six mois à la tête du Conseil de l’UE seront suffisants pour entreprendre une telle réforme, ni que l’opinion publique allemande y adhèrera : “L’élan pour faire passer l’UE et la zone euro au niveau supérieur devra venir de quelqu’un d’autre” , estime ainsi le journaliste.