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Ali Kazancigil : “Il est difficile de comprendre pourquoi Erdogan cède à cette ‘paranoïa’ autoritaire”

Le 31 mai, les quelques centaines de Stambouliotes qui protestaient contre le déracinement d’arbres du parc Gezi étaient violemment délogés par la police. Depuis, le mouvement s’est élargi au point de représenter aujourd’hui la plus vaste fronde contre le gouvernement depuis son arrivée en pouvoir en 2002. Politologue, universitaire et ancien correspondant du journal Le Monde à Ankara, Ali Kazancigil revient sur les enjeux de cette contestation.

A la tête du gouvernement turc depuis 2003, Recep Tayyip Erdoğan a été reconduit par la population en 2007 puis en 2011. Après 10 ans de pouvoir, son succès est-il en train de s’éroder ?

Ali Kazancigil est l’auteur de La Turquie, ed. Le Cavalier Bleu, 2008.

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C’est assez paradoxal. Le Premier ministre Erdogan a été l’auteur de nombreuses réformes importantes : il a transformé son pays en vue d’une adhésion à l’Europe, affaibli le pouvoir militaire, amélioré l’économie et fait énormément progresser l’Etat-providence. Si l’on ajoute à cela la faiblesse de l’opposition, il est difficile de comprendre pourquoi Erdogan cède à cette “paranoïa” autoritaire.

Celle-ci braque une partie des populations urbaines, mais peut-être pas non plus la majorité des Turcs. Une grande partie des citoyens des petites villes anatoliennes, des zones rurales voire des grandes villes le soutiennent, parce que leurs difficultés économiques ont pour eux plus d’importance que les problèmes écologiques ou de droits de l’homme.

Cependant, les manifestants des grandes villes viennent de tous les segments de la société, des jeunes et des moins jeunes, des kemalistes, des membres de l’extrême-gauche mais aussi des femmes voilées et des musulmans pratiquants qui prient le soir sur la place Taksim.

Comment expliquer cette diversité ?

Depuis une trentaine d’années, la Turquie connaît une vraie révolution sociale. L’économie turque s’est ouverte au monde et la croissance a augmenté. Et ce mouvement s’est accéléré sous Erdogan et le parti AKP.

La société civile s’est individualisée et structurée, elle ne s’efface plus ni devant l’autorité politique, ni devant l’autorité morale et religieuse. Ce phénomène de sécularisation provoque une certaine peur des autorités traditionnelles, puisque désormais les Turcs réfléchissent par eux-mêmes. Et ils ont bien montré qu’ils n’étaient plus un troupeau de moutons !

Enfin, l’opposition traditionnelle entre le “bloc laïc” et le “bloc musulman” n’est plus pertinente. Ces deux blocs se sont fissurés, il y a aujourd’hui des musulmans anticapitalistes, écologistes, libéraux, et des laïcs démocrates, nationalistes, etc. Ce n’est plus, et depuis longtemps, la religion qui structure la société turque. Il faut donc cesser de voir simplement la Turquie comme un “pays musulman” , et assimiler la contestation actuelle au printemps arabe !

Le gouvernement peut-il entendre les manifestants ?

Deux logiques ont remplacé l’ancienne opposition laïcs - musulmans et prédominent aujourd’hui en Turquie : la logique électorale et la logique économique, capitaliste. Le Premier ministre devrait les prendre en considération.

Si l’autoritarisme d’Erdogan provoque une déstabilisation de la société et du pays, l’économie va en souffrir. Aujourd’hui celle-ci fonctionne bien, mais elle a un besoin vital des investissements étrangers, qui viennent principalement de l’Europe. Si la situation perdure, les investisseurs partiront. Or la popularité d’Erdogan est fondée quasi exclusivement sur ses succès économiques et sociaux.

Ce qui nous amène à la deuxième considération : les échéances électorales. Des élections municipales et présidentielles ont lieu en 2014, puis des législatives en 2015. Concernant les municipales, les particularismes régionaux pourraient être défavorables à l’AKP : dans le Sud-Est par exemple c’est le parti kurde BDP qui semble favori, tandis qu’à Istanbul le maire AKP craint pour sa réélection.

Enfin Erdogan veut devenir le prochain président de la République. Pas comme actuellement une autorité politique et morale sans réel pouvoir, mais un vrai chef de l’exécutif, “à l’Américaine” . Sauf que la séparation absolue des pouvoirs qui existe aux Etats-Unis n’est pas la même en Turquie. Or ce président dont il rêve est la porte ouverte à la dictature, et cela ne passera pas auprès de la population.

Il est finalement assez classique qu’après 10 ans de pouvoir on soit tenté de dériver vers une espèce de paranoïa et une volonté de tout contrôler. Mais le style d’Erdogan ne correspond plus a la Turquie. Il a beaucoup participé à ces changements sociétaux, mais semble aujourd’hui ne plus les comprendre et se comporte comme un chef politique des années 1930, ce que la société n’accepte plus. C’est ce qu’exprime le mouvement actuel : le rejet de la méthode autoritaire.

Le reste de l’AKP est-il sur la même ligne qu’Erdogan ?

Erdogan bénéficie d’un soutien très important dans son parti, car il est à la fois très charismatique, habile et autoritaire. Il a certainement quelque peu verrouillé l’AKP, mais on a bien vu la manière dont les “n°2” et “n°3” du parti se sont démarqués. Le président de la République Abdullah Gül a déclaré que la démocratie n’était pas que les élections, et le vice-Premier ministre Bülent Arinç a présenté des excuses aux manifestants.

De plus l’AKP est une coalition qui recouvre tout l’espace politique, depuis la social-démocratie jusqu’à l’extrême-droite. Il n’est donc pas exclu que le parti éclate un jour.

Quel rôle a joué l’Europe sur les changements de la société turque ?

L’Europe a été un extraordinaire levier de démocratisation, qui a commencé dès les années 2000. Malheureusement, depuis que la France et l’Allemagne ont dit ne plus vouloir d’adhésion, elle a aujourd’hui perdu tout crédit en Turquie. Plus la Turquie s’est réformée, plus les discours européens de rejet sont devenus violents… et l’actuel président du Conseil européen Herman Van Rompuy est un fervent opposant à l’adhésion turque.

Il y a plusieurs problèmes à régler, dont le problème chypriote et la réadmission vers la Turquie des clandestins qui passent la frontière. Mais sur ce dernier chapitre, la Turquie accepte de faire des efforts si en échange d’une suppression des visas… qui a déjà été accordée à des pays des Balkans qui n’ont pas même commencé à négocier l’adhésion !

Le principal problème est politique. Les Turcs n’ont absolument plus confiance en l’Europe, qui par conséquent ne joue plus son rôle de levier démocratique. Quand les négociations ont commencé en 2005, 75% des Turcs étaient favorables à l’adhésion, ils sont aujourd’hui moins de 20%.

Et à mon sens, l’Europe a un peu perdu son “âme” dans cette histoire. Alors qu’elle prône des valeurs démocratiques universelles, l’opposition à l’entrée de la Turquie s’est appuyée sur des arguments essentialistes, en attaquant l’identité, la religion des Turcs… ce qui n’avait pas lieu d’être.

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