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Alexandre Jollien, penseur sans entraves

Il s’exprime de manière lente, articulée. Et tout en discutant, son corps ne cesse de gesticuler, incontrôlable. Alexandre Jollien parle comme un handicapé mental, mais prononce des mots de sagesse. Ce contraste saisissant entre l’être et le paraître ont fait que les médias se sont immédiatement amourachés de ce philosophe qui n’en a pas l’air, alors que celui-ci publiait son premier ouvrage il y a un peu plus de quinze ans.

De ce que la société n’aime pas voir et préfère cacher a jailli la pensée même. Pétri de contradictions, Jollien continue de se chercher au fil de sa vie et de ses livres.

Alexandre Jollien

Combattre la fatalité

Né avec le cordon ombilical enroulé autour du cou, il manque de mourir. S’il survit, il reste infirme moteur à vie.
Dès ses trois ans, Alexandre Jollien est placé dans une institution pour handicapés et y restera jusqu’à sa majorité. Loin de se sentir en prison, enfermé dans un endroit qui ne correspond pas à son mal, il raconte y avoir vécu des moments de bonheur jamais égalés, tout en admettant que c’était un lieu de souffrance, où l’on parque les rebuts de la société.

C’est malgré tout dans cette institution qu’il découvre la sincérité des rapports humains, avec ces enfants qui ne sont pas tout à fait comme les autres, dont il continue de parler avec émotion. Des enfants, il admire d’ailleurs la capacité à vivre l’instant présent, lui qui se décrit comme impatient et anxieux. Derrière son allure calme et réfléchie, on sent encore aujourd’hui bouillir de nombreuses craintes, colères et frustrations accumulées au fil des années.

À 39 ans, Alexandre Jollien ressemble pourtant toujours à un gamin : il a gardé un visage juvénile, un regard rieur. Petit, il voulait devenir chauffeur de poids lourd. Son handicap l’en empêchant, il a suivi la voie de la philosophie, lui qu’on destinait à la fabrication de boîtes à cigares. Un virage à 360 degrés qui n’a d’ailleurs pas été facile.
Il y est initié par un prêtre qui lui conseille de lire les grands philosophes grecs. Une révélation, une libération pour le jeune Alexandre, si différent, enfermé dans la comparaison et soumis au regard des autres.
Il démarre alors des études de philosophie à l’université, malgré les réticences des médecins qui estimaient que son faible Q.I. ne lui permettrait pas de suivre un tel cursus.

Une fois sorti de cet institut pour handicapés, il découvre un autre monde, le nôtre, avec ses codes et ses carcans. Lui qui est très tactile a du mal à s’adapter, mais observe avec acuité cette société dont il n’avait auparavant jamais fait l’expérience.

L’auteur du Petit Traité de l’Abandon martèle en permanence que l’homme a besoin des autres et évoque pour cela son propre vécu, estimant qu’en l’absence de ses proches, il serait mort. Sans mièvrerie, il défend la notion d’affection, que notre époque aurait vidée de son importance et affirme que l’attachement aux autres permet de se libérer.
En tout cas, les autres se sont attachés à lui, en partie grâce à son humour et son second degré, irrésistibles.

Se raconter pour mieux penser

Les raisons du succès d’Alexandre Jollien par Bertrand Hugot, libraire.

À 24 ans, il écrit son premier livre (Eloge de la faiblesse), un récit autobiographique où il imagine un dialogue entre lui et Socrate et raconte son histoire. Dans cet écrit, il s’épanche longuement sur le regard des autres qui l’emprisonne et sur son désir de devenir “normal” avant de réaliser que la normalité “est un concept à la con” et que son handicap est une chance : “les plus grandes saloperies de l’existence permettent d’accéder à un enseignement suprême” .
Le livre est récompensé par l’Académie française et connaît un succès fulgurant : “En une heure, je passe du débile mental au maître zen” , plaisante-t-il avec une pointe de sarcasme.

Il est vrai que depuis, les médias se l’arrachent. Alexandre Jollien est sans aucun doute bien conscient d’être un bon client médiatique, mais il s’est volontiers prêté au jeu afin de continuer sa croisade contre les idées préconçues et les clichés sur les handicapés. Cette célébrité finit pourtant par lui peser.

Aujourd’hui, après des années de travail sur lui-même, il se dit affranchi du regard de la société et a trouvé la paix intérieure. Paradoxalement, s’il y est parvenu, c’est grâce aux yeux aimants de sa femme et de ses enfants. Il considère qu’il n’a plus rien à prouver et tâche de se contenter de vivre, dans la plus grande simplicité, rejetant cette insupportable idée selon laquelle chaque action doit avoir une fin, chaque geste doit être productif.
Dans cet esprit, il fustige l’utilisation commerciale et marketing de la spiritualité. S’il est présenté comme le “philosophe de la joie” , lui qui a surmonté tant d’obstacles et qui conseille de vivre le moment présent, il n’en fait pas pour autant une injonction.

Après tout, Alexandre Jollien n’est pas un prédicateur qui impose ses concepts philosophiques aux autres. Sa quête spirituelle est évolutive, sans fin, il la vit par étapes. Chacun de ses ouvrages est comme un journal intime où il se livre à cœur ouvert, où l’empirisme surpasse la théorie pure : “la vie est un laboratoire” .
Car il continue de se battre, inlassablement. Surtout contre son physique qu’il voudrait “beau” . Dans Le Philosophe nu, paru en 2010, il amorce un détachement du corps, des pulsions et des contingences matérielles grâce au zen et à la méditation. Celle-ci l’apaise, chose que la philosophie n’a jamais réussi à faire.

Un voyage spirituel qu’il finit par concrétiser en 2013 en quittant sa Suisse natale pour vivre avec son épouse et ses trois enfants en Corée du Sud. Là-bas, personne ne le reconnaît, il se sent libre et se concentre sur lui et sa famille.

Bonus :

Écoutez ci-dessous le prologue du CD qui accompagne le dernier livre d’Alexandre Jollien, « Vivre sans pourquoi » :

Illustration : photographie de Raphaël Bourgeois

Portrait réalisé en partenariat avec 28’ARTE

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