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Trafic d’armes : état des lieux et réponses européennes

Des Balkans à la Belgique, en passant par l’Ukraine, l’Italie ou la France, les armes illégales circulent en tous points du continent européen. Prisées par le grand banditisme, récupérées par les mouvements terroristes ou parfois par de simples collectionneurs, leur commerce est facilité autant par Internet que par l’absence de contrôles au sein de l’espace Schengen et la faible harmonisation entre Etats membres. Docteur en géopolitique et spécialiste du trafic d’armes en Europe, Jean-Charles Antoine nous en dresse un état des lieux.

Fusils

Touteleurope.eu : Peut-on avoir une estimation du nombre d’armes illégales en Europe ?

Jean-Charles Antoine : Par nature, il est impossible de quantifier le trafic d’armes illégales. On ne peut qu’avoir une évaluation par rapport aux saisies. En France, 4 à 5 000 armes sont saisies chaque année, dont une part infime de Kalachnikovs (5%). Ce qui ne veut pas dire qu’il y en a peu qui circulent.

On peut toutefois avoir une idée de la production d’armes sur un temps long. Une des sources de ce trafic illégal en Europe est la Transnistrie, une région située dans la partie orientale de la Moldavie à la frontière de l’Ukraine. En 1992, la Transnistrie s’autoproclame indépendante, russophone et russophile. L’armée soviétique quitte alors la région du jour au lendemain, laissant les miliciens transnistriens administrer la zone avec environ 10 millions d’armes dans les arsenaux… Aujourd’hui, la moitié de ces armes environ n’y est plus, soit parce qu’elle a été vendue, soit parce qu’elle a été détruite par les Etats.

Il faut y ajouter environ 6 millions d’armes provenant de l’ex-Yougoslavie, 1,3 million dont environ 300 000 fusils d’assaut de l’Albanie, sans compter les productions hongroise, tchèque, slovaque, polonaise, est-allemande… A minima, 15 millions d’armes pourraient donc potentiellement circuler illégalement en Europe.

Touteleurope.eu : D’où proviennent-elles ?

J-C. A. : Il faut partir de la Guerre froide, des rivalités internes au “bloc soviétique” et de la course aux armements face à l’Occident. La Yougoslavie a produit ses propres armes dans l’usine Zastava, sous contrôle serbe. Après les conflits dans les Balkans qui ont suivi la chute de l’URSS, celles-ci sont restées aux mains de la population qui avait combattu. Une partie importante des armes européennes a donc été concentrée dans les zones de conflits comme en Bosnie, en Serbie, voire dans des caches aux abords de la frontière serbe comme en Hongrie. Il faut noter que la Yougoslavie (tout comme l’Albanie) entretient une culture d’autodéfense, liée au fait que le pays s’est libéré seul de l’invasion allemande à la fin de la Seconde Guerre mondiale.



Docteur en géopolitique, Jean-Charles Antoine est l’auteur de deux ouvrages sur le trafic d’armes : Au cœur du trafic d’armes, des Balkans aux Banlieues aux éditions Vendémiaire (2012) et A armes illégales - le trafic d’armes à feu en France aux éditions du Plateau.

Egalement en rivalité avec Moscou et avec la Yougoslavie pendant la Guerre froide, l’Albanie a quant à elle importé puis produit des Kalachnikovs depuis la Chine. Lors des émeutes de 1997 qui ont renversé le gouvernement, les arsenaux militaires ont été totalement pillés en quelques jours : environ 300 000 armes à feu ont été disséminées dans la population et récupérées par les mafias, y compris par les Albanais du Kosovo.

Touteleurope.eu : Comment se sont-elles acheminées vers le reste de l’Europe ?

J-C. A. : En Transnistrie, en Yougoslavie et en Albanie, le grand banditisme a peu à peu récupéré ces armes. Puis les a exportées via des filières déjà utilisées pour d’autres trafics, comme la contrebande de cigarettes entre la Yougoslavie et l’Europe de l’Ouest.

Dans la seconde partie de la décennie 1990, le trafic s’est étendu en Europe occidentale. Principalement en Italie et plus particulièrement dans le Sud (N’drangheta) via la Sacra Corona des Pouilles proche du Monténégro et de l’Albanie, où les mafias ont récupéré d’importantes quantités d’armes, puis de l’Italie vers le sud de la France.

D’autres sont arrivées en Autriche, en Allemagne, en région parisienne et dans l’est de la France, ainsi qu’en Belgique, par voie routière (camions et cars internationaux), via des axes mis en place depuis un certain temps par le grand banditisme.

Aujourd’hui, beaucoup sont encore dans des caches, en Europe centrale et orientale. Un certain nombre part en Ukraine, le conflit étant un appel d’air pour la vente d’armes comme auparavant dans les Balkans. Et comme cela risque d’être le cas dans les mois ou les années à venir en Macédoine, où les Albano-Kosovars sont au centre des tensions ethniques. On peut ainsi s’attendre à une prochaine concentration du trafic d’armes dans la région et ses abords.

Touteleurope.eu : Internet facilite-t-il le trafic illégal ?

J-C. A. : Sur Internet on peut se procurer, de manière tout à fait légale, une arme démilitarisée, donc hors d’usage. Ce qui est illégal est de la rendre à nouveau utilisable par la suite. Mais il est possible également de se procurer des armes légales si l’acheteur possède les papiers nécessaires.

La France est le pays d’Europe où les normes de démilitarisation sont les plus strictes. C’est à Saint-Etienne (au banc d’épreuves) que les armes sont contrôlées et neutralisées, notamment pour les collectionneurs qui souhaitent les conserver. Les autres pays d’Europe font de même, mais avec parfois des standards moins drastiques. Et lorsque cette neutralisation est opérée en Allemagne ou en Autriche par exemple, les armes peuvent plus facilement resservir par la suite.

Donc une arme peut être considérée comme légale dans un pays et illégale dans le pays voisin. Mais avec l’espace Schengen on ne contrôle plus nécessairement leur circulation entre pays membres. La jurisprudence française (arrêt Barbe et Butel, 1996) stipule qu’au titre de la libre circulation des marchandises, une arme neutralisée n’est plus une arme et peut dès lors être importée en France, à condition toutefois que sa neutralisation ait été effectuée conformément aux normes françaises. Le seul moyen de le vérifier étant de faire contrôler son arme à Saint-Etienne, beaucoup “oublient” de le faire car l’opération est coûteuse. Un très petit nombre de ces collectionneurs fait commerce de ces armes, mais souvent sur d’importantes quantités, entâchant par la même occasion la réputation de l’immense majorité des collectionneurs légaux.

Enfin, un certain nombre d’armes sont issues de cambriolages d’armureries, de clubs de tir ou même de particuliers.

Touteleurope.eu : Quels sont les pays de l’Union européenne les plus touchés par le trafic d’armes ?

J-C. A. : En Bulgarie, lors de la transition politique de 1989-90, plus de 5 000 sociétés de sécurité privée se sont installées à Sofia en quelques mois. Celles-ci ont récupéré des armes dans les arsenaux, qui peuvent circuler aujourd’hui facilement. Avec le grand banditisme, la Bulgarie et la Roumanie sont deux pays particulièrement touchés. L’Italie également, via les mafias.

La Belgique est un cas particulier. La proximité géographique avec de nombreux autres Etats (qui nécessite une coopération internationale plus importante), l’accès à la mer (le port d’Anvers est une plaque tournante du trafic d’armes), la division administrative du pays, la présence et la rivalité de clans albano-kosovars et tchétchènes qui ont mis en place des structures de grand banditisme (produits stupéfiants, prostitution, immigration clandestine)… tous ces facteurs facilitent la circulation d’armes dans le Royaume, et jusque dans la région lilloise. On l’a vu notamment avec les frères Kouachi et Amedy Coulibaly. Cependant, la Belgique a durci sa législation sur les armes à feu depuis deux ans.

Touteleurope.eu : Et La France ?

J-C. A. : C’est un autre cas particulier. Dans ce pays de chasseurs, 80% des armes sont des fusils de chasse et des fusils à pompe. La législation d’avant 1995 permettant d’en acheter plus facilement, leurs propriétaires les ont depuis conservées. Mais depuis quelques années, les vols augmentent et il suffit de scier la crosse et le canon d’un fusil pour en faire une arme plus discrète et plus dangereuse à courte distance.

Il faut y ajouter les armes conservées par les anciens résistants, en grande partie des Colt 45 américains, devenus l’arme mythique du grand banditisme jusqu’aux années 1990. La Kalachnikov s’y est ajoutée depuis.

Touteleurope.eu : Qui achète aujourd’hui des armes illégales ?

J-C. A. : En premier lieu, il s’agit des membres du grand banditisme. Ceux-ci se procurent des armes de guerre, des pistolets automatiques ou mitrailleurs pour effectuer des braquages ou pour des règlements de compte.

Autre profil, les mouvements terroristes s’appuient énormément sur les filières du grand banditisme, ou sur les cambriolages d’armureries, ce dont l’ETA s’était fait une spécialité.

Il y a ensuite le jeune des cités qui se lance dans la drogue, et veut protéger son petit commerce, par exemple avec une Kalachnikov.

Enfin, le collectionneur qui veut vivre de sa passion sans nuire à la société. Une infime minorité se retrouve dans l’illégalité en remilitarisant une arme neutralisée, ou en revendant une partie de sa collection. Mais cela peut malgré tout engendrer d’importantes filières de grand banditisme.

Touteleurope.eu : Le trafic d’armes étant souvent lié à d’autres types de trafics, les pays ayant légalisé certaines drogues et la prostitution sont-ils moins touchés ?

J-C. A. : Pas nécessairement. Tout porterait à croire que cette légalisation ne change rien. Les armes sont là pour protéger les filières de produits stupéfiants : en cas de légalisation, ceux qui tiennent ces filières trouvent d’autres produits illégaux à vendre, pour continuer à échapper à l’impôt notamment. Et il y aura vraisemblablement toujours des rivalités pour protéger les territoires.

Touteleurope.eu : Comment réagissent les Etats européens face au trafic d’armes ?

J-C. A. : Actuellement, tous y répondent avec des procédures judiciaires. Tant l’Union européenne avec des groupes d’experts, que les Etats en effectuant des saisies. Depuis plusieurs années, la coopération entre Etats et entre forces de police est de plus en plus efficace. Et si l’on a parfois le sentiment que le nombre d’armes illégales augmente, c’est surtout parce que de plus en plus sont saisies.

Mais l’Union européenne devrait surtout travailler sur la coopération entre Etats et détenteurs légaux. Le danger, c’est de stigmatiser ces détenteurs : s’ils sont montrés du doigt ils auront plus tendance à agir dans la clandestinité. La création d’une agence européenne dédiée à la lutte contre le trafic d’armes, comme il en existe aux Etats-Unis avec l’ATF, la protection des détenteurs légaux ayant des problèmes financiers pouvant les amener à revendre, ou qui sont dans l’illégalité sans le savoir, sont des pistes particulièrement intéressantes. Car ces faiblesses sont les failles dans lesquelles s’insèrent les membres du grand banditisme.

Enfin, il faut plus d’harmonisation légale entre pays européens pour mieux définir les armes qui relèvent de la légalité et celles qui n’en relèvent pas, ou pour rendre les armes traçables comme le propose la Suisse. Mais on touche ici à un attribut fondamental de la souveraineté des Etats qu’ils ne sont pas prêts à abandonner. Cela fait des années que des discussions sont en cours, avec des avancées assez lentes.

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