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Les Européens et la presse : papier ou numérique ?

La révolution numérique a poussé la presse européenne dans une situation délicate : son public est de plus en plus connecté à l’actualité mais semble de moins en moins intéressé par le format papier. En parallèle, les supports se multiplient pour les lecteurs alors que les médias n’ont pas encore véritablement réussi à adapter leurs sources de revenus. Dès lors, comment le numérique a-t-il transformé les usages et les comportements des Européens vis-à-vis de la presse ?

Les Européens et la presse

Internet, un support inégalement utilisé

La tendance mondiale du passage au numérique s’affirme particulièrement en Europe. Selon le rapport de 2014 de World Press Trends, la circulation de quotidiens papier a baissé de 23% en Europe depuis 2009 contre une baisse mondiale de 2% par an. Un rapport de la Commission européenne de 2013 estime que le nombre d’Européens qui se tournent vers la presse écrite pour l’actualité est en baisse puisque seul un tiers dit la consulter quotidiennement (deux tiers de façon hebdomadaire). À l’inverse, deux tiers des Européens ayant utilisé Internet dans les trois derniers mois ont consulté des sites d’actualité, des journaux ou des magazines (Étude du DEPS, 2014).

Cette consultation varie en fonction de l’âge, de la catégorie socio-professionnelle et des pays étudiés. La part des Européens interrogés lisant la presse écrite tous les jours ou presque est plus importante chez les cadres (49%) que chez les employés (34%) et les ouvriers (28%). Cette même tendance se retrouve en ligne, puisque les utilisateurs d’Internet sont plus nombreux parmi les cadres (82%) et les employés (73%) que parmi les ouvriers (58%).

Pour Josiane Jouët, professeur à l’Université Panthéon-Assas Paris II et chercheuse dans le domaine des pratiques et usages de l’information, ce clivage social se manifeste différemment en ligne. “La presse imprimée voit des profils socialement construits et marqués en fonction des titres de presse, alors que la gratuité de l’information ouvre certains titres à des catégories qui n’y auraient pas accédé autrement. Il y a donc un élargissement socio-professionnel des audiences au niveau de la consultation de l’information” . Le niveau d’éducation reste un facteur déterminant. En effet, la presse écrite est plus régulièrement lue par les Européens ayant poursuivi leurs études jusqu’à l’âge de 20 ans et au-delà (42%) que chez ceux qui ont arrêté leurs études à l’âge de 15 ans ou plus tôt (30%). Mais, précise Josiane Jouët, “un second facteur très important est l’intérêt pour la chose publique, la vie de la cité. Plus les individus sont politisés, plus ils s’intéressent à l’actualité. Ce facteur dépend plus de la socialisation, notamment du milieu familial” .

Quant à la barrière de l’âge, une étude du ministère de la Culture et de la Communication montre que celle-ci n’est pas aussi discriminante. Les internautes de plus de 55 ans sont des lecteurs d’actualité tout aussi avides que les moins de 35 ans, en France comme en Europe. Mais pour les 16-24 ans, Internet reste avant tout un lieu de loisir et de sociabilité, explique Josiane Jouët. Le partage sur les réseaux sociaux, prévient-elle, ne doit pas être confondu avec la consultation : “L’actualité n’est pas la préoccupation des internautes les plus jeunes. Toutes les études montrent que l’intérêt pour l’information augmente lors de l’entrée dans la vie active” .

Enfin, la consultation de la presse en ligne connaît des changements concernant le type de support. Alors que l’Internet mobile se développe de manière exponentielle ces dernières années, les habitudes de consommation de la presse évoluent. Entre 2014 et 2015, la part de visites de sites de presse français provenant de téléphones mobiles a augmenté de 6,4% selon une étude d’AT Internet. Même si un peu plus de la moitié des visites se fait à partir d’ordinateurs, cette étude montre également que près de deux visites sur cinq proviennent d’un smartphone. L’utilisation de la tablette semble se stabiliser autour d’une visite sur 10.

Si l’accès aux sites de presse passe encore majoritairement par un ordinateur fixe, les internautes privilégient de plus en plus souvent l’usage d’un smartphone. En effet, l’étude du Reuters Institut, confirme l’essor du téléphone portable comme terminal d’accès à l’information en ligne. Parmi tous les grands pays européens étudiés, la hausse de l’utilisation du smartphone comme support d’actualité se confirme : 34% des Allemands utilisent leur smartphone de façon hebdomadaire pour consulter l’actualité en 2015 contre 21% en 2012, 37% en 2015 En France contre 20% en 2012, 42% en 2015 au Royaume-Uni contre 28% en 2012. Des pays tels que le Danemark, l’Irlande et la Finlande ont même franchi la barre des 50 % en 2015 !

L’usage de ces nouveaux supports transforme la consommation de la presse par les Européens. L’interactivité n’est d’ailleurs pas le seul, voire le plus important des changements, soulève Sébastien Rouquette, professeur à l’université Clermont-Auvergne et chercheur dans le domaine des nouveaux médias. “La télévision était une pratique négociée, avec une dimension sociale ancrée dans un lieu commun. Elle est donc de nature plus consensuelle alors que la presse numérique relève d’une pratique personnelle” . Cette individualisation a de multiples causes, qui vont des résultats personnalisés des moteurs de recherches et du vecteur non-neutre des réseaux sociaux à des différences plus tangibles, la taille d’un écran de smartphone par exemple. “L’accès à l’information est devenu moins rituel et plus ludique” , note Sébastien Rouquette, “avec entre autres une plus grande consultation de la presse people en ligne qu’en kiosque” . Il renvoie aux ‘sitelinks’, ces sous-liens calculés par Google comme les pages les plus consultées sur chaque site de presse, qui font ressortir le caractère très divers des informations les plus lues.

D’immenses disparités nationales en termes d’utilisation, mais aussi de confiance

La façon de lire la presse varie au sein de l’UE, ne serait-ce qu’en termes de pratiques. En ce qui concerne la lecture de la presse écrite (papier ou en ligne), 70% de la population suédoise et finlandaise lit la presse écrite quotidienne alors que cette pratique est beaucoup moins répandue en Grèce, en Bulgarie ou Pologne où les taux sont inférieurs à 10%. Dans un autre rapport de la Commission (2012), selon lequel 61% des utilisateurs d’internet s’en servent pour lire l’actualité, les disparités entre l’Europe de l’Est, les pays nordiques et l’Europe de l’Ouest s’observent de nouveau. En Estonie, en Lituanie, en Lettonie et en Hongrie, le taux d’internautes lisant les journaux en ligne tourne autour de 90%. Il en va de même pour la Suède, la Finlande et le Danemark (79%). En revanche, ce chiffre descend en dessous de 50% dans des pays comme la France (38%), l’Irlande (43%) et la Pologne (48%), dépassant à peine les 50% au Royaume-Uni (53%).

Cela dit, ces données doivent être vues à la lumière de la confiance accordée à ces différents médias. Les Européens ont encore majoritairement recours à la télévision et la radio, cette dernière étant l’institution à laquelle ils font le plus confiance. Moins de la moitié des personnes interrogées par la Commission font confiance à la presse écrite. Internet est même victime d’une hausse de défiance puisque 46% des Européens déclarent n’avoir “plutôt pas confiance” dans ce média ! Une méfiance en augmentation parmi les Européens qui utilisent Internet moins fréquemment : seul un cinquième des 55 ans et plus fait confiance à Internet alors que ses principaux utilisateurs, les 15-24 ans, sont 46% à lui faire confiance. Mais même les étudiants ont marqué un certain recul avec une hausse de 6% de la défiance depuis 2012. En Europe, la confiance en Internet est la plus élevée en République tchèque (51%) alors qu’elle est très faible au Royaume-Uni et en Turquie (moins de 30%).

Plusieurs hypothèses permettent d’interpréter ce phénomène. La radio, avance Sébastien Rouquette, demeure le médium de la voix, directe et instantanée, qui inspire une confiance plus instinctive que l’Internet - sans que cela soit justifié pour autant. Vu l’abondance de contenus présents en ligne, la confiance dépend aussi des sources consultées et des sujets concernés. “D’un côté, les individus n’ont pas forcément confiance, mais de l’autre, lorsqu’arrive un évènement que les citoyens veulent vraiment comprendre, ils se rendent sur les sites des médias légitimes” . note Josiane Jouët. “Loin d’être morts, ils ont donc une carte à jouer : ce sont des sources de référence pour une information construite professionnellement.”

Les réseaux sociaux, simples diffuseurs ou nouveaux éditeurs ?

Une grande nouveauté du développement d’Internet est l’utilisation croissante des réseaux sociaux, dont l’importance (et les algorithmes) change de façon constante. Ces réseaux donnent tout leur sens au terme “social” : lieux de connexion et de discussion, ils deviennent aussi des moyens de partage et de débat de plus en plus importants, notamment par rapport à l’actualité. C’est ainsi qu’en 2015, le Reuters Digital News Report observe que les internautes utilisent leurs réseaux sociaux autant pour consulter l’actualité que pour leur usage social d’origine.

Un exemple frappant de cette utilisation serait Twitter. Dans le même rapport, Twitter se distingue comme le seul réseau considéré “utile pour suivre l’actualité” , contrairement à Facebook et Youtube où les utilisateurs trouvent des informations en venant “principalement pour d’autres raisons” . Cela se traduit sur le type de pages partagées sur les différents réseaux : en janvier 2015, le site de la BBC est le plus tweeté, suivi par le New York Times, alors que Buzzfeed et son cousin Playbuzz (dédié aux quizz en ligne) remportent la palme sur Facebook, de par leur contenu plus facile à partager (grâce à des titres frappants et insolites). Sur Reddit, la moitié des utilisateurs suit l’actualité hebdomadaire, notamment grâce aux “subreddits” permettant de classer les informations par pays ou par domaine ainsi que de tenir des lives où les “redditeurs” partagent des articles et des informations, comme ce fut le cas lors des attentats de Bruxelles. D’autres réseaux existent dans des niches nationales. En Finlande, Ampparit rencontre un certain succès en proposant de partager des titres d’articles et de réagir sur leur contenu. Comparable à Reddit, cet agrégateur d’actualité est le plus populaire de Finlande et compte une communauté d’utilisateurs réguliers très fidèles.

Le développement des réseaux sociaux comme source d’actualité n’est pas passé inaperçu aux yeux de leurs développeurs. Ainsi, Facebook a lancé Paper en 2014, une application séparant les articles des autres contenus du fil d’actualité. Son manque de succès a toutefois mené au développement de son successeur, Instant Articles, qui permet d’ouvrir les articles de quelques grosses publications (The Guardian, The Atlantic ou encore The New York Times) directement sur l’application Facebook plutôt que sur un navigateur. Le 12 avril, l’application s’est ouverte à toutes les publications mondiales.

Le pouvoir de partage de ces réseaux repose sur un mécanisme qui constitue aussi sa grande limite : le tri algorithmique. Le fait de suivre une page Facebook ne signifie pas que toutes les informations postées apparaitront dans notre fil d’actualité. Un filtrage s’opère en fonction des intérêts, ajoutant une couche d’individualisation de l’actualité qui n’est pas intentionnelle, et souvent cachée. Le caractère fermé et cyclique des informations qui passent ce filtre limite ainsi le potentiel des réseaux sociaux d’élargir nos horizons médiatiques. La démocratisation de la presse à travers le numérique est donc à nuancer, tel que le rappelle Josiane Jouët. “Les modes de consommations ont été profondément modifiés par le numérique, développant une culture du flux, du prélèvement, du survol qui morcèle la vision globale qu’offre un journal” .

Le lecteur dans “l’arène numérique” : quel avenir ?

Le passage de la presse au numérique a considérablement ouvert l’accès à l’information nationale, internationale et européenne. Cet accès direct, varié et en grande partie gratuit, en fait un véhicule de démocratisation très positif, selon Josiane Jouët. En parallèle, les forums sont en baisse d’utilisation et les blogs en baisse de création. “Les espaces de commentaires deviennent de plus en plus difficiles à gérer, même avec un monitoring accru. C’est une grande déception de voir ces plateformes qui portaient tant de potentiel pour le débat citoyen (qui existe), être envahies. On a finalement ouvert la porte par souci de démocratie mais cela laisse passer les perturbateurs au lieu des commentateurs” .

Parallèlement, le lecteur connecté se situe au centre d’une globalisation de l’information et des évènements, commencée dans les années 1970 par la télévision et prenant véritablement forme par les réseaux sociaux, les livetweets ou encore le recours à Périscope. Est-ce que notre compréhension de ce qu’est l’actualité s’est étendue au-delà de l’information régionale pour autant ? Josiane Jouët reste réservée : “la majorité des individus, si on écarte ceux qui sont très politisés, se contentent d’une information somme toute superficielle et courte (de type dépêche d’agence), pour répondre à la question que se passe-t-il ?” . Quant à la consultation de la presse étrangère, ce comportement s’observe surtout dans des fractions d’audience déjà fortement cosmopolites par leurs vies ou leurs études. Enfin, les événements touchant beaucoup les citoyens européens voient une hausse de la consultation des sites de presse non nationaux. À mesure que l’actualité change, sa lecture évolue également…

Sources

Article réalisé dans le cadre d’un projet collectif avec Sciences Po Paris, dont les participants sont Aurore Taillet, Astrid Voorwinden et Hirotoshi Yamakawa.

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