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La “nouvelle Turquie” d’Erdogan au carrefour de l’Europe, de la Russie et des pays musulmans

Depuis leur arrivée au pouvoir en 2002, l’AKP et Recep Tayyip Erdogan n’ont cessé de renforcer leur pouvoir. Elus sur un programme laïc et pro-européen, la ligne du gouvernement a progressivement évolué vers le conservatisme religieux. Désormais président, M. Erdogan rêve d’une “nouvelle Turquie”, puissance régionale et héritière du glorieux empire ottoman. Au risque de fouler du pied les libertés individuelles et de s’éloigner définitivement d’une Europe qui n’a, il est vrai, jamais véritablement ouvert sa porte à ce grand pays musulman de 75 millions d’habitants.

Recep Tayyip Erdogan

Histoire d’une occasion manquée

Les relations entre l’Europe et la Turquie sont marquées par une forme aiguë de lassitude réciproque. Aujourd’hui plus que jamais au cours des treize dernières années, la perspective d’une adhésion turque à l’Union européenne n’a semblé si éloignée. Le processus d’intégration est au point mort. De part et d’autre, l’occasion a été manquée. Car à son arrivée au pouvoir en 2002, l’AKP - Parti pour la justice et le développement - a joué le jeu européen. Politiquement modéré et laïc, son programme économique a fonctionné et plusieurs barrières à l’intégration ont pu être levées. Mais pas celle de la méfiance de certains Etats membres, au premiers desquels la France et l’Allemagne. Désunie sur ce terrain sensible, l’UE n’a pas montré la même détermination en faveur de la Turquie qu’elle l’a fait pour les entrants de 2004 ou de 2007.

Aujourd’hui, la politique de l’AKP et de sa principale figure, Recep Tayyip Erdogan, ont fortement changé. Premier ministre de 2003 à 2014, et président depuis août dernier, M. Erdogan n’a eu de cesse d’asseoir son pouvoir et de faire évoluer son parti, et donc le pays, vers un regain de conservatisme religieux et une “reconquête” régionale. Secondé par son ministre des Affaires étrangères, aujourd’hui Premier ministre, Ahmet Davutoglu, le président turc cherche en effet à bâtir une “nouvelle Turquie” , héritière directe de l’empire ottoman et rompant peu à peu avec l’ère laïque et modérée du Kémalisme - une parenthèse républicaine dont la fin pourrait être proche.

Contrôler l’intérieur, rayonner à l’extérieur

Sur la scène nationale, l’exécutif turc a resserré son emprise sur les libertés individuelles, au point d’être régulièrement critiquée par les pays occidentaux pour son respect de plus en plus faible de l’Etat de droit. Le 27 janvier dernier, au Conseil des droits de l’homme des Nations unies à Genève, le pays a ainsi été fortement critiqué pour “l’impunité qui entoure l’usage systématique et illégal de la force brutale par les services de sécurité” . Les principales cibles d’Ankara étant les médias et les opposants politiques.

Ahmet Davutoglu

Ahmet Davutoglu, ministre des Affaires étrangères de 2009 à 2014, Premier ministre depuis août 2014

Le représentant religieux sunnite Fathullah Gülen, installé aux Etats-Unis, autrefois proche de Recep Tayyip Erdogan et aujourd’hui rival politique, a par exemple été accusé par le gouvernement de véhiculer des rumeurs de corruption à son encontre. Ses proches en Turquie ont été arrêtés. De même, à la suite des attentats contre Charlie Hebdo, le journal Cumhuriyet, l’un des seuls à avoir fait le choix de publier des caricatures du prophète Mahomet, a été l’objet d’une descente de police et d’une enquête judiciaire. En plus d’avoir été critiqué par Ahmet Davutoglu en personne.

Tout-puissants à l’intérieur, l’AKP et M. Erdogan le sont moins à l’extérieur, où leurs choix stratégiques n’ont pas tous été payants. Désireux de tirer profit du Printemps arabe pour s’affirmer comme la principale puissance régionale musulmane, le gouvernement turc n’est pas parvenu à ses fins, accroissant même le risque sécuritaire dans le pays et le contraignant à remettre en cause son cavalier seul sur la scène internationale.

De fait, la Turquie est membre de l’OTAN et n’a d’ailleurs jamais renié sa participation - à l’exception notable de l’intervention occidentale en Libye en 2011. Et aujourd’hui le pays se retrouve embarqué malgré lui dans la lutte contre l’Etat islamique. Un combat dont la communauté kurde, en première ligne à la frontière syrienne et éternelle ennemie du pouvoir turc, pourrait sortir grandie. La prise de la ville de Kobané a ainsi réactivé la possible création d’un Kurdistan, une éventualité immédiatement rejetée par le président turc.

De même, dans la crise ukrainienne et le conflit larvé entre les pays occidentaux et la Russie, la Turquie se trouve au croisement des chemins. Et sa qualité de membre de l’OTAN ne suffit en rien à simplifier l’échiquier géopolitique régional. En effet, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan se retrouvent dans une rancune commune envers l’Union européenne et dans l’objectif de mener une politique indépendante, à l’instar d’ailleurs des autres grands pays émergents à travers le monde comme la Chine, l’Inde ou le Brésil.

C’est ainsi que Russie et Turquie ont mis de côté leurs divergences concernant la Syrie ou l’Egypte et ont lancé le projet de pipeline Turkish Stream ou encore celui de la construction d’une centrale nucléaire en Turquie - deux débouchés importants pour Ankara et surtout Moscou à l’heure où les sanctions européennes touchent de plein fouet l’économie russe. Naturellement, un tel rapprochement entre ces deux nations rivales sur le plan régional pourrait se révéler fragile. Surtout avec l’Arménie au centre des enjeux, le pays du Caucase étant le véritable talon d’Achille de la politique turque. L’épisode tragique du génocide n’est en effet toujours pas soldé, tandis que tout réchauffement des relations entre Ankara et Erevan est vu d’un mauvais œil à Moscou, qui entend garder la main sur ce pays géographiquement stratégique.

Parachever la nouvelle Turquie

Par conséquent, c’est dans l’incertitude que se profilent les cruciales élections législatives turques de juin prochain. En tant que président, Recep Tayyip Erdogan laissera le soin à son Premier ministre Ahmet Davutoglu de conduire la campagne de l’AKP. Si leur réélection ne fait guère de doute, leur capacité à obtenir les deux tiers des sièges au Parlement - condition pour remanier sans encombre la constitution - n’est pas assurée. Le projet de “nouvelle Turquie” , incarnée par le controversé et pharaonique palais présidentiel à 500 millions d’euros, en dépend.

Jusqu’à présent, la société turque n’a pas accepté avec une docilité totale le virage conservateur impulsé par le gouvernement. Si le voile a fait son retour à l’école et dans les lieux publics, si la consommation d’alcool a été découragée et si les médias ont été muselés, il n’est pas encore certain que le pays donne un tel blanc-seing à M. Erdogan et à sa volonté de mettre un terme au régime d’inspiration kémaliste. A l’image de l’Europe, la Turquie apparait donc à un carrefour historique et identitaire dont l’issue n’est pas encore connue.

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