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Etat des lieux de la social-démocratie en Europe, par Gilles Vergnon

A l’approche des élections présidentielles en France, Touteleurope.eu publie une série d’entretiens sur les familles politiques en Europe. Deuxième volet : un état des lieux de la social-démocratie européenne avec Gilles Vergnon, historien et professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon.

Touteleurope.eu : Qu’appelle-t-on aujourd’hui social-démocratie ?

Gilles Vergnon est agrégé et docteur en histoire, maître de conférences (HDR) en histoire contemporaine à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon.

Gilles Vergnon : C’est un mot-valise, qui désigne des choses très différentes. Le sens le plus simple désigne les partis qui portent le nom de “social-démocrate” , présents plutôt en Europe du Nord et du centre : le “Parti social-démocrate” allemand, autrichien, suédois… c’est une appellation qui, en tant que telle, ne signifie rien. Avant 1914, il existait par exemple un “parti social-démocrate” russe, dont Lénine était un éminent membre.

Le deuxième sens, à mon avis plus intéressant, est celui qu’ont dégagé des historiens et des politologues comme Alain Bergougnoux : doivent être qualifiés de sociaux-démocrates les partis qui, pendant longtemps, ont combiné un fort électorat ouvrier et un lien quasi organique avec un important mouvement syndical, lui-même en position unique ou dominante (Allemagne, Suède…). Cette définition permet d’y ranger des partis de différentes appellations, comme le “Parti du travail” norvégien aujourd’hui au pouvoir, ou le “Labour party” britannique avant Tony Blair.

Enfin, le sens journalistique commun désigne comme “sociaux-démocrates” tous les partis socialistes européens, quels que soient leurs noms, leurs modes d’organisation et leurs liens avec le syndicalisme. Ce terme, utilisé à l’origine par l’extrême-gauche pour dénoncer une compromission avec le capital et l’ordre établi, est aujourd’hui revendiqué par beaucoup de partis socialistes qui souhaitent désormais afficher leur modération.

Touteleurope.eu : Quels sont les principaux courants sociaux-démocrates aujourd’hui en Europe ?

Gilles Vergnon : Il y a, dans la famille socialiste actuelle, un cadre commun du Nord au Sud et d’Est en Ouest : tous acceptent l’économie de marché, une certaine forme de mondialisation et la construction européenne, à condition de les réguler. En ce sens ils ont tous, qu’ils l’assument ou non, été influencés par l’approche de Tony Blair.

On peut toutefois constater différentes sensibilités au sein de ce même ensemble. Par exemple, les sociaux-démocrates scandinaves, hors ou dans l’UE, sont plutôt méfiants envers des règles trop contraignantes de l’Union européenne. Ils considèrent, sans doute à juste titre, que leur propre législation sociale est bien développée et qu’une intégration européenne dans le contexte actuel menace les conquêtes nationales.

Les partis espagnol et portugais ont au contraire longtemps vu dans l’Europe l’achèvement de la modernisation de leurs sociétés, longtemps entravées par des régimes autoritaires. La priorité, on l’a bien vu avec les gouvernements de Felipe Gonzalez puis de José Luis Zapatero en Espagne, de Mário Soares puis José Socrates au Portugal, était donc d’entreprendre de grandes réformes sociétales tout en étant beaucoup moins avenant sur les questions sociales au sens strict (salaires, économie…).

“En Europe ex-orientale, les partis qui se réclament de la social-démocratie sont pour une large part des anciens partis communistes au pouvoir”

Autre sensibilité : les formations d’Europe ex-orientale. En Roumanie par exemple, il n’y avait aucune tradition socialiste avant la soviétisation, à l’inverse de pays comme la République tchèque, la Bulgarie ou la Slovénie. Dans les deux cas cependant, les partis qui aujourd’hui se réclament de la social-démocratie, et sont rattachés au Parti socialiste européen créé en 1992, sont pour une large part des anciens partis communistes au pouvoir. Une majorité des anciens cadres communistes roumains sont aujourd’hui membres du parti socialiste, comme l’ancien président Ion Iliescu, longtemps à la tête du parti social-démocrate. Le cas de la Pologne est similaire. C’est pourquoi les sociaux-démocrates de l’Est sont souvent regardés avec méfiance par ceux de l’Ouest, dans la mesure où l’on peut discuter de la sincérité de ces fabrications…

Touteleurope.eu : Où placer le Parti socialiste français ?

Gilles Vergnon : Le Parti socialiste français se distingue de deux façons. D’une part il est, avec le parti socialiste belge francophone d’Elio di Rupo, celui qui occupe incontestablement la position la plus à gauche dans la famille socialiste européenne. Il se démarque notablement du SPD allemand, encore plus du PSOE espagnol et surtout du New Labour britannique.

D’autre part, il présente en son sein des courants assez diversifiés, et une vie interne peut-être plus marquée qu’ailleurs.

Touteleurope.eu : Quelles relations ces partis entretiennent-ils entre eux ?

Gilles Vergnon : Les différents partis sociaux-démocrates européens parviennent à se mettre d’accord sur des positions de principe. Lors des dernières élections européennes en 2009 par exemple, tous ont approuvé un texte commun, le “Manifesto” , qui prônait notamment la mise en place à l’échelle européenne d’un salaire minimum, de l’IVG ou des moyens de lutter contre la spéculation…

“Au-delà de prises de position communes, les sociaux-démocrates européens ont des difficultés à s’entendre sur des décisions difficiles”

Mais dès qu’il a fallu élire le président de la Commission européenne, les députés britanniques, portugais et espagnols ont voté pour José Manuel Barroso, les socialistes français contre et la majorité, SPD en tête, s’est abstenue. Au-delà de prises de position communes, on a donc des difficultés à s’entendre pour prendre des décisions difficiles. Dans la déclaration commune de décembre 2011 entre Martine Aubry, première secrétaire du PS français, et le président du SPD Sigmar Gabriel, on peut trouver des pétitions de principe sur la lutte contre la spéculation financière, mais rien sur des questions qui fâchent comme le statut de la Banque centrale européenne par exemple.

Cette baisse de pression internationaliste des sociaux-démocrates au fur et à mesure que la construction européenne se développe est un paradoxe. Internationalistes avant la seconde guerre mondiale, et encore plus avant la première, dans un monde évidemment très différent, ces partis se sont peu à peu davantage recentrés sur leurs espaces nationaux.

Touteleurope.eu : Partagent-ils une vision commune de l’Europe ?

Gilles Vergnon : Pas vraiment. Traditionnellement, les Scandinaves sont plutôt anti-fédéralistes. Les Norvégiens sont toujours en dehors de l’Union européenne, et n’ont pas l’intention d’organiser un nouveau référendum sur la question ! Quant aux Danois et Suédois, ce n’est pas un hasard s’ils ne font pas partie de la zone euro.

Encore une fois, trop d’intégration européenne dans une Europe dominée par la droite menace les conquêtes sociales nationales, mais de manière générale les Scandinaves jugent que l’UE est destinée à rester socialement pauvre. Les Français et les Belges eux-mêmes remettent leur fédéralisme en question pour cette raison. La question européenne est donc aujourd’hui beaucoup moins consensuelle qu’elle ne l’était il y a 20 ans.

Touteleurope.eu : Quels sont aujourd’hui les électeurs de la social-démocratie ?

Gilles Vergnon : On peut constater une évolution, particulièrement sensible dans les pays scandinaves, l’Allemagne, l’Autriche ou la Belgique, où l’électorat est resté très ouvrier jusque dans les années 1970-1980 (généralement plus de 2/3 des ouvriers votaient pour les partis sociaux-démocrates). Ce n’est plus le cas aujourd’hui : même l’électorat du SPD, certes plus populaire que celui du PS français, s’est recentré vers les nouvelles classes moyennes urbaines, ce qu’on appelle en France les “bobos” .

Touteleurope.eu : Dans quels pays européens est-elle la plus puissante ? La plus faible ?

Gilles Vergnon : L’une des grandes caractéristiques de ces partis est leur ancienneté. Le SPD a fêté son centenaire en 1975, le PSOE en 1979… ils ont donc une pérennité remarquable. La plupart des autres partis nés à la fin du XIXe siècle ont disparu, ou existent à l’état résiduel comme le parti radical français.

La social-démocratie était, il y a une quarantaine d’années, la plus puissante au Nord et au centre de l’Europe. En Autriche par exemple, le SPÖ comptait 700 000 adhérents dans un pays de moins de 10 millions d’habitants, des chiffres jamais atteints en France !

Aujourd’hui toute la famille est en baisse, même si certains partis se portent électoralement mieux que d’autres. Ceux-ci sont à la tête de coalitions gouvernementales au Danemark depuis septembre, en Norvège depuis 2005, en Autriche et en Belgique, en Grèce où ils sont obligés de s’allier avec la droite et même l’extrême-droite, alors qu’en Italie le parti démocrate membre de la coalition ne se définit pas comme social-démocrate. Enfin, ils sont au pouvoir en Croatie et en Slovénie. C’est donc assez faible, d’où l’importance des prochaines élections françaises puis allemandes quelques mois après, qui peuvent contribuer à inverser cette tendance très préoccupante de la dernière décennie.

Touteleurope.eu : Assiste-t-on à une “droitisation” de la gauche européenne ?

Gilles Vergnon : C’est une question délicate. A la fin du XIXe siècle, Marx est la référence centrale des partis sociaux-démocrates, excepté le Labour britannique (d’où la boutade de l’époque : “Au Royaume-Uni tout le monde roule à gauche sauf le Labour”). Après 1945, ils modifient leur cadre de référence pour devenir officiellement réformistes. Tout en maintenant l’horizon lointain d’une société fondée sur d’autres valeurs, ils réussissent alors à imposer avec succès des compromis sociaux à l’échelle nationale. Après les trente glorieuses, la mondialisation rend ces compromis beaucoup plus difficiles à mettre en œuvre. Référence de la social-démocratie à l’époque, même la Suède a comme les autres largement ouvert son économie au reste du monde.

Les sociaux-démocrates tentent désormais de faire ce que leurs détracteurs appellent du “social-libéralisme” , et qu’Henri Weber nomme plutôt “compromis social-défensif” : maintenir l’essentiel des systèmes de solidarité sociale mis en place après 1945 tout en concédant un certain nombre de choses au marché (libéralisations, dénationalisations…) et en essayant de prendre l’offensive sur le terrain sociétal (mariage homosexuel, droits des femmes, des jeunes, etc.). C’est la politique des années 1990 et des premières années du XXIe siècle.

“Un véritable défi existentiel se pose aujourd’hui aux sociaux-démocrates européens”


Aujourd’hui, ces partis comprennent la nécessité de passer à autre chose. Le “troisième âge de la social-démocratie” , théorisé par le même Henri Weber, insiste sur la nécessité de réinventer le réformisme. C’est le vrai défi de cette deuxième décennie du XXIe siècle : être capable de passer à la vitesse supérieure et proposer des objectifs précis et communs à l’échelle européenne, de renouer avec des propositions fortes sur des vraies questions comme l’économie et sa réorientation, d’intégrer les questions écologiques et proposer une synthèse éco-socialiste. Si la social-démocratie ne le peut pas, il y a un réel risque de la voir dépérir ou même disparaître : les partis ne sont pas immortels ! Un véritable défi existentiel se pose donc aujourd’hui aux sociaux-démocrates européens, et ceux-ci doivent le relever dans les prochaines années.

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