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Espagne : rigueur, corruption et défiance envers les politiques

“L’Espagne est le problème, et l’Europe, la solution”. Cette formule, attribuée au philosophe José Ortega y Gasset (1910), peut-être vue comme le symbole aujourd’hui largement dépassé d’une Espagne post-franquiste traditionnellement europhile. L’adhésion à l’Union européenne, concrétisée en 1986, était conçue comme un retour au destin politique partagé du continent et une promesse de puissance économique.

C’était sans compter sur la crise financière de 2007 qui a poussé la monarchie espagnole dans la récession dès le quatrième semestre de 2008. Face à une crise économique sans précédent, les dirigeants, J.L Zapatero puis M. Rajoy depuis décembre 2011, ont entamé des cures d’austérité drastiques aux conséquences sociales et politiques désormais bien connues : hausse de la pauvreté et du chômage à des taux inédits et regroupement de la société civile dans de nombreux mouvements sociaux, dont les fameux “Indignados” .

Mais, face aux scandales de corruption éclaboussant l’ensemble de la classe politique, famille royale comprise, les nombreux sacrifices imposés par Madrid et Bruxelles sont de moins en moins acceptés par les citoyens, las et inquiets pour l’avenir d’une démocratie qu’ils voudraient plus inclusive et participative. De là à dire que la crise représente en Espagne l’opportunité d’une régénération politique…

Une réaction politique tardive à la crise de 2008

Arrivé au pouvoir en 2004, le Premier ministre socialiste José Luis Zapatero a tout d’abord choisi d’affronter le tsunami financier avec flegme, certains diront avec frivolité. En 2007, il met en place les « chèques-bébés » de 2 500 euros pour chaque naissance ou adoption ainsi qu’une remise fiscale de 400 euros pour tout contribuable. Un comportement de cigale qui a pour conséquence de dilapider le confortable matelas financier constitué au cours des années fastes du boom immobilier. L’entrée de son pays en récession en 2008 ne semble pas l’inquiéter outre mesure (il promet aux Espagnols des jours meilleurs) et rien n’est fait pour endiguer l’effondrement du système bancaire et financier.

Il a fallu attendre 2010 pour que soient annoncés les premiers trains de mesures d’austérité. Zapatero opère alors une transformation importante et devient le chantre des économies : il annonce en janvier une baisse de 50 milliards d’euros des dépenses publiques sur trois ans afin de rester dans les clous du traité de Maastricht, à savoir respecter la limite de 3% de dette publique. Cela est jugé insuffisant par les partenaires européens, d’où l’annonce d’un deuxième train de mesures en mai : baisse de 5% du salaire des fonctionnaires et de 15% pour les membres du gouvernement, gel des pensions, suppression des chèques-bébés et hausse de la TVA de 16 à 18%, arrêt net de tous les grands chantiers publics…

Sanction électorale et retour de la droite au pouvoir

Ces réactions, aussi énergiques furent-elles, ont cependant été jugées trop tardives par les citoyens espagnols. Pour l’analyste José Luis Barbería, “ce déni de la réalité a eu le don d’exaspérer les Espagnols, qui eux, voyaient leur sort s’aggraver” . Zapatero, usé par la crise comme nombre de ses homologues européens, faisant face à un déficit public de 6% du PIB et un taux de chômage dépassant les 21%, se résigne en Juillet 2011 à convoquer des élections anticipées le 20 novembre 2011 (originellement prévues pour mars 2012) au “nom de l’intérêt général” . Son départ est cependant précédé de nouvelles annonces visant à économiser 5 milliards d’euros supplémentaires.

M. Rajoy, chef de la droite conservatrice espagnole (le Parti Populaire, PP) remporte une victoire écrasante aux élections législatives. Jugé rassurant là où Zapatero était imprévisible, il annonce tout de suite la couleur : de nouvelles mesures d’austérité devront être prises pour faire face à la “tâche difficile” de redresser l’économie espagnole. À cette époque, pourtant, les sacrifices à venir sont acceptés dès lors qu’ils sont jugés aptes à restaurer la situation.

Les mesures radicales de Rajoy

À peine élu, le Premier ministre annonce, en décembre 2011, 16,5 milliards d’euros de coupes dans le budget 2012 pour l’ensemble des administrations publiques : “embauche zéro” et non remplacement en cas de départ dans la fonction publique, gel des salaires des fonctionnaires et du salaire minimum (641,40 euros, l’un des plus bas d’Europe), hausse temporaire de l’impôt sur revenu pendant deux ans. Quelques jours plus tard, c’est un plan d’économies de 8,9 milliards d’euros supplémentaires qui est annoncé. Des coups durs attendus, portant l’effort total pour 2012 à 40 milliards d’euros. En Juillet, c’est à nouveau 65 milliards d’euros qui doivent être économisés. Mariano Rajoy justifie ses plans devant le Congrès en ces termes : “nous, les Espagnols, sommes arrivés à un point où nous ne pouvons pas choisir entre rester comme nous sommes et faire des sacrifices. Nous n’avons pas cette liberté. Les circonstances ne sont pas aussi favorables. L’unique option que la réalité nous laisse est d’accepter les sacrifices et de renoncer à quelque chose ou bien de refuser les sacrifices et de renoncer à tout.”

Afin d’économiser 150 milliards d’euros d’ici à 2014, il semble pourtant que M. Rajoy est prêt à tout sacrifier : santé, éducation, culture, aides à la dépendance, aucun domaine n’est épargné. Rajoy a annoncé 1,1 milliards d’euros d’économie sur les aides à la dépendance pour 2013. La TVA culturelle est passée de 8 à 21% et le secteur des industries culturelles a perdu 70% de ses ressources depuis 2009.

Les limites sociales de la politique d’austérité

Pourtant, la cure reste vaine. Le pays compte au printemps 2013 plus de 6 millions de chômeurs, soit 28% de la population active, et plus de 56% chez les jeunes, soit le taux le plus élevé d’Europe à égalité avec la Grèce. Selon Caritas-Espagne, le nombre d’Espagnols vivant désormais dans une pauvreté extrême s’élève à trois millions et dix millions pour la pauvreté relative (60% du revenu moyen).

Entre 2007 et 2012, 416 975 procédures de saisies immobilières ont été ordonnées par la justice espagnole, dont 216 418 déjà réalisées. En avril 2013, c’est le Président de la Commission européenne en personne, José Manuel Barroso, qui a pris ses distances avec la politique de rigueur en déclarant : « Autant je pense que cette politique est fondamentalement bonne, autant je pense qu’elle a atteint ses limites. Pour être couronnée de succès, une politique doit non seulement être conçue correctement, mais elle doit recueillir un minimum de soutien politique et social” .

Car c’est bien là que se situe le fond du problème : les Espagnols sont désormais écoeurés par les innombrables scandales de corruption touchant toute la classe politique, de gauche comme de droite, et même la famille royale. En outre, ils ne comprennent pas que Bruxelles injecte 100 milliards d’euros pour sauver les banques d’un côté et réduisent drastiquement les aides européennes de l’autre.

Un sentiment grandissant d’injustice et de défiance envers le système politique

Les scandales de corruption impliquant le PP ont été révélés par le quotidien de centre droit El Mundo début 2013 et complété par El Pais en février. L’ancien trésorier du Parti Populaire, Luis Barcenas, est accusé d’avoir remis des enveloppes contenant de l’argent liquide aux différents dirigeants du Parti pendant plus de deux décennies, sans justification légale. Rajoy lui-même est mis en cause : il aurait touché, entre 1997 et 2008, 25 200 euros par an de la part d’entreprises privées du secteur immobilier. D’autres affaires impliquent le parti socialiste catalan (qui aurait été mis sur écoute par une société de détectives privés), des juges, des policiers ainsi que la famille royale : le gendre du Roi, Irnaki Urdangarin, est accusé de détournement de fonds publics. L’infante Cristina est appelée à témoigner contre son époux.

Face à ces coups bas portés à la démocratie, Mariano Rajoy a annoncé le 20 février dernier un plan national de lutte contre ce fléau, déclarant : “La corruption est corrosive pour l’esprit civique, blesse la démocratie et discrédite l’Espagne” . Il est allé jusqu’à plaider pour un pacte entre toutes les forces politiques… que les socialistes (PSOE) se sont empressés de rejeter, jugeant que ce n’était pas le bon moment pour ouvrir ce débat. Pourtant, selon le dernier sondage Eurobaromètre (automne 2012), 86% des Espagnols ne feraient pas confiance à leur gouvernement. Quant aux chiffres liés à l’euroscepticisme, ils grimpent eux-aussi en flèche dans un pays traditionnellement europhile : alors qu’en 2007, 23% seulement de citoyens interrogés admettaient ne pas faire confiance aux institutions européennes, ce chiffre se porte à 72% en novembre 2012.

La volonté citoyenne d’une régénération politique

Certes, les préoccupations principales des Espagnols concernent le chômage et l’économie comme l’illustrent les différents Eurobaromètres depuis 2009. Néanmoins, dans le contexte actuel, ces évènements sont loin d’être anecdotiques. Ils symbolisent pour beaucoup la nécessité de renouveler le système politique. Pour le philosophe du droit espagnol Jorge Urdánoz Ganuza, l’origine de la corruption se trouve dans le système bipartite espagnol (PP v/s PSOE) et l’absence de concurrence réelle entre partis (El Pais, 20 février 2013). Résultat : les électeurs des petites circonscriptions, privés de moyens de sanction électorale vont se retrouver contraints à voter pour l’un ou l’autre des partis, malgré leurs malversations.

Certains signes pointent cependant vers un changement de configuration sous l’effet de la crise. Certains petits partis ont progressé, comme l’Union pour le Progrès et la Démocratie (UpyD), dirigé par l’ancienne socialiste Rosa Diez. Une grande majorité d’Espagnols (67%) voudraient voir les Indignés se constituer en parti politique et concourir aux élections législatives de 2015. Ces évolutions reflètent la volonté de mettre en place une démocratie inclusive et participative tant au niveau national (voire les manifestations organisées sous ce mot d’ordre) qu’européen.

Selon Luis Bouza García, Coordinateur Académique des Études Européennes Générales au Collège d’Europe, “ces mouvements sociaux n’expriment pas seulement une méfiance envers la politique ce qui peut entraîner un danger pour la démocratie à terme. Ils sont aussi l’expression d’une auto-organisation des citoyens pour faire de la politique autrement à travers le contrôle des représentants et par la mise à l’agenda de propositions, comme le montre le mouvement des indignés en Espagne. À la différence de la simple méfiance, la défiance organisée compte un réel potentiel démocratique.” Reste à savoir si cette opportunité de repolitisation des débats nationaux et européens sera saisie par les institutions représentatives.

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