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Décès de Jacques Delors, digne héritier des pères de l’Europe

Dans la lignée des pères fondateurs de l’Europe, Robert Schuman, Jean Monnet, Konrad Adenauer et Alcide De Gasperi, Jacques Delors a redonné un nouvel élan à la construction européenne à la charnière des années 80 et 90. Le 27 décembre 2023, il s’est éteint à l’âge de 98 ans. Il laisse derrière lui une carrière riche, longue et empreinte de ses convictions.

Jacques Delors, le 30 novembre 1984 - Crédits : Christian Lambiotte / Commission européenne
Jacques Delors, le 30 novembre 1984 - Crédits : Christian Lambiotte / Commission européenne

En 1936, la France porte au pouvoir le Front populaire. Elle connaît alors l’une des plus importantes vagues d’avancées sociales du XXème siècle. Jacques Delors, né le 20 juillet 1925 à Paris, n’a alors que 11 ans. Il est encore indifférent à la politique et entièrement tourné vers Dieu et sa communion qu’il célèbre cette année-là. “Une foi vive qu’il s’est forgée seul”, dans une famille où la religion occupe peu de place, écrit Gabriel Milési, auteur de sa biographie Jacques Delors, l’homme qui dit non. Une première forme de croyance, comme un présage de sa capacité à embrasser des convictions politiques qui le caractérisera quelques années plus tard.

Jacques Delors développe cette aptitude dans la quiétude d’un foyer familial de la petite bourgeoisie du XIème arrondissement parisien. Son père, Louis, est fonctionnaire à la Banque de France, et adore le président Raymond Poincaré. Son frère, Henri, avec qui il passe de longues heures à débattre, est quant à lui adepte du socialisme et de Léon Blum. Des influences politiques divergentes et un fond de religion, qui forment le socle idéologique sur lequel Jacques Delors construit son identité et sa carrière.

Plusieurs chefs d'Etat et de gouvernement européens, ainsi que les dirigeants des institutions européennes, sont venus rendre hommage à Jacques Delors - Crédits : Daina Le Lardic / Parlement européen
Plusieurs chefs d’Etat et de gouvernement européens, ainsi que les dirigeants des institutions européennes, sont venus rendre hommage à Jacques Delors - Crédits : Daina Le Lardic / Parlement européen

Le vendredi 5 janvier 2024, un hommage national a été rendu à Jacques Delors dans la cour d’honneur de l’Hôtel national des Invalides à Paris. La cérémonie, présidée par le chef de l’Etat Emmanuel Macron, était largement marquée par la dimension européenne de cet artisan de la construction communautaire. Après la Marseillaise a retenti l’hymne européen, l’Ode à la joie. De nombreux dirigeants européens, présents et passés, ont assisté à cet hommage, dont les présidents des trois grandes institutions européennes : Charles Michel (Conseil européen), Ursula von der Leyen (Commission européenne) et Roberta Metsola (Parlement européen). Des chefs d’Etat et de gouvernement européens étaient également présents, à l’instar du président portugais Marcelo Rebelo de Sousa, du président allemand Frank-Walter Steinmeier ou du Premier ministre hongrois Viktor Orbán.

Du fonctionnaire zélé au syndicaliste épanoui

Cette carrière commence sans surprises. Au sortir de la guerre, Jacques Delors, un temps attiré par les ordres, le journalisme sportif et le cinéma, est rappelé à la réalité par son père, qui le force à marcher sur ses traces à la Banque de France. Le jeune Delors, titulaire d’une licence de droit de la Faculté de Paris, délaisse alors sa quête d’écriture et de spiritualité pour devenir un fonctionnaire zélé. Un destin qu’il accepte sans broncher, et qui lui donne l’occasion de rencontrer Marie, sa future épouse. Incapable de se satisfaire de sa situation confortable et du salaire qui va avec, Jacques Delors démontre une capacité de travail hors du commun. Après ses journées de labeur, il planche sur la philosophie et l’économie, et se découvre au passage une âme militante.

Membre de la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens), il rencontre dans ses rangs Paul Vignaux, historien reconnu, et Albert Detraz, ouvrier du bâtiment. L’un est un catholique pur jus, l’autre un libertaire autodidacte. Jacques Delors admire autant l’excellence universitaire du premier que les talents d’éducation populaire démontrés par le second, deux qualités qu’il s’attachera à développer toute sa vie. Il rejoint leur revue, Reconstruction, crée en 1946, qui prône la déconfessionnalisation de la CFTC et son affranchissement du MRP, le parti centriste de l’époque. Un instant décisif dans le parcours politique de Jacques Delors.

Sous l’égide de ces deux aînés, il s’engage sans retenue dans ce mouvement : “Je n’avais pas d’ambition, mais je ne me satisfaisais pas de ma situation. Je me disais : il faut faire quelque chose de plus”, résumait-il ainsi. Sensible à une alternative entre les deux forteresses idéologiques du marxisme et du capitalisme, il s’ouvre aux thèses personnalistes, une pensée “qui plonge ses racines à la fois dans le spiritualisme chrétien et la contestation sociale”, résume Jacques Delors.

De Bercy à Bruxelles

Acteur de l’évolution de la CFTC en CFDT en 1964, le jeune syndicaliste s’épanouit dans ce milieu qui lui offre “un fond indiscutable de fraternité” auquel il est très sensible, mais aussi la conviction qu’il vaut mieux “être du côté où l’on prépare les plats”. Comprendre : être dans les coulisses du pouvoir ! Une ambition qui l’avait poussé, depuis 1962, à intégrer le Commissariat général au plan ainsi qu’à adhérer au parti Jeune République, l’un des mouvements de la seconde gauche des années 60. 

En 1969, malgré une expérience plutôt mitigée de la politique - il y déplore les querelles intestines -, Jacques Delors intègre le cabinet de Jacques Chaban-Delmas, Premier ministre gaulliste de Georges Pompidou. Il est en charge des Affaires sociales et participe de près à l’élaboration de la “nouvelle société”, élaborant les contrats de progrès ou la loi sur la formation professionnelle. S’ensuit une carrière au sein du parti socialiste, qu’il rejoint en 1974, originellement pour défendre l’idée d’une économie sous administration de l’Etat. 

Lui qui n’avait encore jamais assumé de mandat électif saute le pas en devenant député européen lors de la première législature, en 1979. Au Parlement de Strasbourg, il devient président de la commission des Finances et se prend au jeu européen. “L’Europe, c’est un lien qui s’est noué peu à peu. Peu à peu s’est formée chez moi une conscience de la nécessité de construire l’Europe, mais cette idée s’accompagnait d’une grande prudence. Je n’étais pas de ceux qui, en entendant parler de l’Europe, criaient ‘Marchons, marchons’ !”, rappelait-il une fois retraité.

Devenu ministre des Finances dans le gouvernement de Pierre Mauroy en 1981, il s’inquiète rapidement de la hausse des dépenses publiques et devient l’un des initiateurs du “tournant de la rigueur”, mis en œuvre deux ans plus tard. C’est la même année, en 1983, qu’il devient brièvement maire de Clichy. 

Père de Maastricht et de l’union monétaire

Et pourtant, Jacques Delors mène sa carrière européenne au pas de charge. En juin 1985, il est désigné président de la Commission des communautés européennes (l’ancêtre de la Commission européenne). Un premier mandat, suivi de deux autres, qui font de lui le visage de l’Europe jusqu’en 1995 et le président à la plus grande longévité de l’histoire de l’Union (un mois de plus que José Manuel Barroso). Un temps qu’il met à profit pour engager de grands chantiers qui structurent encore aujourd’hui l’identité de l’Europe. 

En juin 1985, le Conseil européen approuve son livre blanc et les 310 mesures qu’il contient. Ce texte fait office de “bible” de la libre circulation, puisqu’il jette les bases de la levée des barrières douanières pour les biens, les services et les capitaux. Une première étape vers l’Acte unique européen, qui en 1986 fixe l’objectif d’achever le marché unique six ans plus tard. Un traité qui demeure le grand accomplissement de Jacques Delors.

Le président de la Commission européenne Jacques Delors lors d’une session du Parlement européen à Bruxelles en octobre 1993 - Crédits : Parlement européen

Il préside ensuite le comité chargé d’étudier le projet d’une Union économique et monétaire (1988-1989), qui a très largement inspiré le volet économique et monétaire du traité de Maastricht, et la naissance de la monnaie unique européenne. C’est également lui qui suggère que le comité spécial sur l’union monétaire soit composé des gouverneurs des banques centrales, plus indépendants des gouvernements, plutôt que des ministres des Finances qui formaient déjà le Conseil économique et financier de la Communauté, et dont certains se montraient hostiles au projet. 

Après de vives discussions, le président de la Bundesbank allemande se rallie au projet, à condition toutefois que la future Banque centrale européenne soit indépendante. Couplée à une liberté complète de circulation des capitaux, une convertibilité totale des monnaies et des taux de change fixes, cette règle préfigure l’euro et restera au cœur de l’Union économique et monétaire. Jacques Delors est ainsi incontestablement un bâtisseur de l’Europe, mais aussi le précurseur de grandes évolutions futures.

En tant que président de l’exécutif, il clôt ses dix ans à la tête de la Commission avec le livre blanc sur la croissance, la compétitivité et l’emploi, et laisse derrière lui une Europe consolidée et élargie à quinze Etats. Un bilan qui le place parmi les candidats naturels à la succession de Mitterrand à l’Elysée en 1995.

Mais lui qui avait déjà refusé plusieurs postes prestigieux au cours de sa carrière étonne encore une fois en renonçant à se présenter. “L’homme qui dit non” fonde son institut de recherche européen et se met peu à peu en retrait de la vie politique, s’autorisant quelques prises de position occasionnelles. Il apporte notamment son soutien au traité constitutionnel européen en 2005, ou prône encore la création d’une communauté européenne de l’énergie en 2007. 

Il a plus récemment repris la parole pour prévenir du “danger mortel” de la désunion entre Etats membres sur la réponse à donner à la crise du coronavirus au premier semestre 2020. Désigné citoyen d’honneur de l’Europe en 2015, il rejoint ainsi Jean Monnet et Helmut Kohl au Panthéon de l’histoire de la construction de l’UE. En bonne place parmi les Pères de l’Europe. 

La Commission Jacques Delors en 5 dates clés :

  • Juin 1985 : signature des accords de Schengen
  • Février 1986 : adoption de l’Acte unique européen
  • 1987 : création du programme Erasmus
  • Février 1992 : signature du traité de Maastricht
  • 1992 : réforme de la politique agricole commune

Tous les propos de Jacques Delors sont tirés de Jacques Delors, l’homme qui dit non , de Gabriel Milési (Editions numéro 1, 1995)

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